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Espion en Canaan (Un)
David Park
La Table Ronde, traduit de l’anglais (Irlande), littérature générale, 230 pages, janvier 2024, 22 €


« L’histoire elle-même ne se présente plus devant nous sous forme de faits objectifs accessibles, mais s’embrouille et se colore dans notre mémoire du chatoiement éminemment personnel des choses qui nous ont traversés, presque comme la lumière à travers le vitrail de souvenirs de moments aléatoires. »

En 1973 Michael Miller, le narrateur, jeune homme sérieux, lettré, rangé, est recruté à l’université pour servir au Viêt-Nam, où l’armée américaine commence à se désengager des combats. Il y restera jusqu’à la chute de Saigon, en avril 1975. Le voilà espion, en fait bureaucrate, à lire des rapports et à traduire des documents. Si aux yeux des opérationnels il sera toujours un CDP – un Connard de Planqué, bien loin des opérations militaires– il se trouve rapidement confronté à d’autres types d’embûches, à d’autres maquis. Car, dans l’ambiance feutrée des anciens bureaux de l’administration française, il découvre les collaborations, mais aussi les luttes de pouvoir et les coups de Jarnac que se font les différents services de renseignements occidentaux, et surtout les différentes agences gouvernementales américaines entre elles. Le voilà bientôt conduit à trahir Nathaniel Greenberg, son supérieur hiérarchique direct, au profit d’Ignatius Donovan, bien plus haut placé sur l’échelle de l’espionnage, qui se vante d’avoir une oreille qui l’écoutera en haut lieu, c’est-à-dire à Washington. Quelques décennies plus tard, Michael Miller se souvient. Et les souvenirs qu’il a pu tenter d’oublier – comme cette jeune femme vietnamienne que Donovan, pense-t-il, a abandonnée et que lui-même n’est pas parvenu à exfiltrer – sont ravivés par la réception d’un étrange documentaire envoyé par Corley, son ancien colocataire à Saigon, qui exerçait à l’époque comme journaliste pour la propagande américaine.

« Nous considérons ce qui nous arrive à la lumière de nos vies quotidiennes toujours hésitantes, et non au prisme de la page imprimée ou à travers la longue-vue de l’histoire. »

Sur une tonalité très littéraire, à travers laquelle on discerne diverses influences, parmi lesquelles Graham Greene et ses espions philosophes envahis par le doute, et Joseph Conrad explicitement cité à travers le fameux colonel Kurtz, Michael Miller égraine ses souvenirs d’une époque révolue où les fonctionnaires étaient encore capables de citer les classiques, les souvenirs d’un parcours lui aussi classique – la perte de l’innocence – avec l’ébranlement de certitudes chevillées à l’esprit par la rencontre de plein fouet avec le réel, les massacres commis par les troupes américaines, les tortures physiques et psychologiques, puis l’abandon brutal des collaborateurs locaux à la frénésie meurtrière des troupes nord-vietnamiennes. Clichés, peut-être, au sujet de ce conflit mémorable, mais traumatisme durable d’une génération entière qui pourtant s’est révélée inapte à transmettre ses enseignements aux générations suivantes, comme si elle était totalement incapable d’imaginer que l’histoire puisse un jour se répéter.

« Et de cette époque lointaine me reviennent les mots de Donovan : les moutons ont peur des loups, mais c’est le berger qui les tue. »

« Un espion en Canaan  » n’est donc pas l’histoire d’une trahison classique, mais celle d’une trahison étagée, ou plutôt d’une déclinaison à tous les niveaux des mille et une formes de la félonie. Ce n’est pas seulement cette trahison bénigne que commet Miller envers son supérieur, mais une duplicité observée à chaque strate de l’appareil d’état : Donovan, à l’évidence, ment aux prisonniers de guerre qu’il interroge, et trahit sans scrupule aucun la parole donnée. Donovan, de plus, trahit son épouse avec une Vietnamienne, alors que Corley, plus scrupuleux, se révèle hanté par la crainte de trahir pareillement son amie laissée au pays. Les différents services de renseignements passent leur temps à se mentir et se manipuler entre eux, au gré d’alliances et de désaccords, au gré de certitudes et de convictions, mentent à leurs subordonnés, mentent au besoin pour essayer de faire passer leur vision de la situation auprès des décideurs à Washington, qui les trahissent eux-mêmes auprès des politiques, lesquels à force de retournements de vestes trahissent tout le monde : les sud-vietnamiens, leur propres agences, leur propre armée, et le peuple américain auquel ils n’auront cessé de mentir. Corollaire et conséquence, tous ou presque, sur le terrain, s’apprêtent à trahir, volontairement ou à main forcée, le personnel local, les sud-vietnamiens qui ont cru que l’Amérique leur permettrait de conserver un régime libre et démocratique. Personnel et famille qui seront également abandonnés de la pire manière par les membres de l’armée sud-vietnamienne dont bon nombre collaborent déjà avec l’ennemi, et dont un plus grand nombre encore tournera bientôt casaque en masse.

Car, on le sait, on le pressent sur le terrain, la débâcle se prépare : chacun réalise qu’il s’est trahi soi-même en se voilant la face jusqu’au moment où cela est devenu impossible. Les fables criminelles à l’aide desquelles les dirigeants américains ont dupé leur peuple se morcèlent, se fissurent. Libre à chacun d’invoquer une naïveté, réelle ou feinte, pour s’absoudre d’une responsabilité que tous partagent.

Que le seul mythe, la seule image résiduelle de cette guerre, dans le récit qu’en fait Miller, soit l’épisode du dernier hélicoptère américain décollant du toit de l’ambassade de Saigon, n’est nullement un hasard. Car, au fil des années, trop nombreux seront ceux se vanteront d’avoir été dans ce dernier hélicoptère, comme si avoir fermé les portes de la débandade en jetant derrière soi les clefs du pays constituait un acte de gloire, comme si le fait de ne pas même mentionner les collaborateurs abandonnés à la frénésie meurtrière des troupes du Nord était un acte de vaillance et d’honneur. Que l’on en soit réduit à chercher à tirer gloire d’être le dernier à avoir fui en dit long sur la profondeur du fiasco.

Mais Miller ne fait pas que revenir assez finement sur cette image hautement symbolique. Car il la mesure à l’échelle des décennies depuis lors écoulées, il la mesure avec un demi-siècle de recul, à l’aune de l’ère post-Bush junior et du rush trumpiste. Il la mesure – bis repetita – à l’aune du bourbier irakien et de la débâcle afghane, que pourtant beaucoup avaient prévue, une débâcle pareillement symbolique et dont resteront les mêmes images – l’Histoire venant s’aligner une fois encore, avec l’ironie féroce du réel, sur la manie hollywoodienne des remakes.

Car c’est là, sans doute, que résident la pire des trahisons et la pire des insuffisances : celles des générations traumatisées mais incapables de faire mûrir l’intelligence collective d’un peuple restant pour sa plus grande part à la merci des aigrefins et des prédicateurs. Celles d’un peuple qui en dépit de l’expérience demeure obstinément aveugle, massivement incapable de discriminer parmi les impétrants en politique le bon grain de l’ivraie, de faire la différence entre ceux qui sont dignes de guider une nation et les artisans populistes de désastres annoncés. Cette trahison, si l’on veut aller jusqu’au bout, c’est aussi, par voie de conséquence, celle des générations actuelles qui refusent obstinément d’écouter les leçons de l’Histoire, et ce faisant qui piétinent ce qu’ont pu leur léguer leurs aînés et leurs progéniteurs.

« Le silence retombe tandis que nous roulons vers le nord, traversant des bourgades et des villes dont les noms rappellent une configuration partagée de l’histoire, des saints et des anges, des batailles menées et des terres défendues. »

Un échec total, une série de duperies et d’insuffisances avec pour tout mythe résiduel une fuite héliportée piteuse et sans grandeur, telle est donc l’aventure américaine vue à travers le prisme sagace d’un espion très ordinaire. Mais, puisqu’il est question de mythes, pourquoi Canaan ? On sait qu’elle est la terre promise des mythes anciens, une terre de Cocagne du pourtour méditerranéen que les hommes ont depuis longtemps transformée en zone chronique de guerre et en poudrière internationale. Canaan c’est aussi, inspirée par la bible hébraïque, la comptine « Les douze espions de Canaan » (dix étaient méchants et deux étaient bons) que fredonnait le narrateur étant enfant. Une enfance marquée par un autre souvenir récurrent, celui de la mise à l’abri souterraine pour se protéger d’un typhon, et la mention par son père d’une autre référence biblique, la nécessité de peindre de sang les linteaux de sa porte pour se protéger de l’ange de la destruction. Canaan est donc sans doute pour une part le Viêt-Nam, pays enchanteur de nature et de rizières que l’on est venu transformer en cauchemar à grands coups de napalm, de défoliants, de bombardements massifs et des massacres de civils (pour se protéger soi-même et éviter que l’armée nord-vietnamienne ne vienne débarquer sur les plages américaines, comme le clamait le gouvernement américain à l’époque), pour une part les États-Unis, à l’époque seule porte de sortie envisageable pour les sud-vietnamiens ayant cru aux promesses américaines et désormais traqués et massacrés par le régime nord-vietnamien, et, dans le monde contemporain, pays de Cocagne pour bien des populations fuyant leurs pays respectifs, à commencer par des centaines de milliers de Mexicains quittant un pseudo-état dévasté par la violence endémique des narcotrafiquants. Quant aux « deux espions qui étaient bons » de la comptine, c’est là tout le sujet du roman. Ont-ils été bons, ont-ils été mauvais ? Et s’ils ont été mauvais, leur sera-t-il permis de se racheter ?

« J’ignore s’il a survécu aux horreurs de cet endroit. Si c’est le cas, suis-je moi-même un petit point, incrusté dans la noirceur de sa mémoire ? Je ne souhaite pas y être, pas plus que je ne souhaite qu’il soit dans la mienne, mais malgré les années passées, je n’ai pas le pouvoir d’effacer son existence. »

Pourtant, plus qu’une très classique histoire de rachat ou de rédemption impossible – Corley œuvrant à rebours de son activité de propagandiste, Donovan consacrant la fin de son existence à apporter secrètement son soutien aux migrants et pilotant une dernière fois Miller, lequel, redevenu malgré lui un espion, mais cette fois au service espère-t-il, d’une bonne cause, se laisse convaincre, comme si des actes tardifs pouvaient s’opposer à un passé à jamais irréversible, le bon venant équilibrer la faute sur le fléau d’une balance métaphysique, principe dont la naïveté a pu se retrouver sous forme vénale dans la pratique religieuse des indulgences et artifice douteux destiné à servir d’électuaire au remords –, plus que le roman d’une trahison qui à jamais se répète, « Un espion en Canaan » apparaît comme l’histoire d’un lent délitement, celle d’un monde dont les fissures au fil du temps s’élargissent jusqu’à devenir de véritables béances. Le poison du doute s’est infiltré dans l’esprit de Miller, qui, lucide, a été conduit à laisser derrière lui les certitudes confortables, et malgré une carrière au service de son pays – un pays en lequel, peut-être, il a fini par cesser de croire – saisit les implications d’un changement d’époque et de paradigme, et voit vaciller et se fragmenter les bases de ce qui a toujours été son monde.

« Certaines nuits, quand le monde dort, j’entends les voix chanter à l’intérieur des câbles, transportées dans le bourdonnement électrique à travers l’étendue vide des ténèbres. (…) Elles sont trop nombreuses pour qu’on puisse distinguer les mots. C’est la cacophonie du monde. Une confusion de langues. Mais elles sont là en permanence, à filer et à tourbillonner dans le noir. »

Le propos de cet « Espion en Canaan » est donc plus vaste que le ressassement ad nauseam d’un passé douloureux que l’Amérique ne parviendrait pas à surmonter. Il va au-delà de cette perte de l’innocence oubliée au gré de mémoires toujours plus courtes, et répétée comme si de rien n’était, ce dont témoigne l’encore jeune mais déjà abondante littérature américaine des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Ce qui, par le biais des mémoires d’un espion trop tranquille, se dessine de manière insidieuse à travers le propos de David Park, c’est la perte de repères, le chaos en marche, la compréhension d’une vérité jusqu’alors inconcevable, à savoir le délitement irréversible d’un univers hérité de la guerre froide. Donovan, Miller et Corley, chacun à leur manière, ont suivi le même cheminement, ont senti leurs principes et leurs certitudes s’effriter et s’éroder au fil de leur propre expérience et de la transformation du paysage géopolitique, ont compris qu’en s’obstinant à considérer sa place dans le concert des nations avec toujours le même calque simpliste, en pratiquant la politique de l’œillère, en condamnant ses propres lanceurs d’alerte, l’Amérique ne perdait pas seulement tout sens moral, mais s’embourbait progressivement, et peut-être irréversiblement, dans les ornières d’une voie de garage. En proie à leurs propres zones d’ombre et à leurs propres démons, les protagonistes d’ « Un espion en Canaan », au terme d’un parcours philosophique et moral, finissent par lutter contre les zones d’ombre et les démons d’une Amérique qui peine à trouver son chemin.


Titre : Un espion en Canaan (Spies in Canaan, 2022)
Auteur : David Park
Traduction de l’anglais (Irlande) : Cécile Arnaud
Couverture : NoOok / Dataichi / Simon Dubreuilh / Getty Images
Éditeur : La Table Ronde
Collection : Quai Voltaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 230
Format (en cm) : 13,5 x 22
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9791037110862
Prix : 22 €


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Hilaire Alrune
19 janvier 2024


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