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Désirs futiles (Mes)
Bernardo Zannoni
La Table Ronde, collection Quai Voltaire, traduit de l’italien, fantaisie animalière, 217 pages, janvier 2023, 22,50 €


Le jeune Archy fait partie d’une portée de fouines. Même bébé, la vie n’est pas facile : faim et froid sont au programme, d’autant plus que le père s’est fait tuer d’un coup de fusil en allant voler des poules. Distante et revêche, la mère les nourrit comme elle peut. Mais les lois de la nature sont là : les faibles seront éliminés. Comme chez les humains, il y a le grand frère qui réusssit, qui devient un bon chasseur. Archy, lui, a plutôt tendance à faire partie des perdants : il ne parvient qu’à tomber d’un arbre en essayant d’aller dévorer des œufs dans un nid et devient boiteux à vie. Le voilà vendu par sa mère à un renard : il sera esclave et serviteur. Au moins n’est-il pas occis.

« La nuit, je pensais aux secrets du vieux renard, à quand et comment j’allais pouvoir commencer à enquêter, partagé entre la peur et le désir. »

Un renard usurier chez qui défilent la plupart des animaux de la création venant mettre en gage, pour une demie-poule ou autre bien de première nécessité, leurs trésors ou leurs propres réserves : le tableau est coloré, la fable délicieuse. Mais si le renard est maître usurier, sa ruse n’en est pas seule responsable. C’est avant tout parce qu’il n’oublie rien. Et s’il n’oublie rien, c’est parce qu’il est parvenu à percer un des plus grands secrets des hommes : le secret de l’écriture. Le renard use d’un registre qui rend sa mémoire infaillible.

Archy la fouine est futé. Moins que le renard, mais futé quand même. Aussi devient-il peu à peu non plus le serviteur, mais l’apprenti. Il connaîtra lui aussi les secrets de l’écriture. Et à travers elle aura vent de l’existence de Dieu, car c’est à travers la Bible que le renard a découvert le monde des hommes. Le lecteur sourira de ce renard qui se prend à son tour pour un homme, en découvrant la foi et en se reconnaissant comme créature de Dieu.

« En observant ces museaux marqués par la souffrance à la lumière d’une lanterne dont je m’étais emparé, je pensais à Dieu, à combien il est cruel de nous faire combattre pour quelque chose qui finit toujours par nous être retiré. »

Mais dans un roman d’apprentissage – car « Mes désirs futiles » en est un, même s’il n’est pas que cela – on apprend bien d’autres choses que l’existence de la divinité. Le monde animal est un monde dans lequel on est sans cesse menacé et dans lequel on fait l’apprentissage de la mort avant toute autre chose, mais où l’on découvre aussi que tuer soi-même, c’est l’horreur et la joie conjuguées. En compagnie du chien Gioele, exécuteur des basses œuvres de l’usurier, Archy va découvrir le vaste monde : au-delà des prairies habituellement fréquentées par les fouines s’étendent les vastes forêts, mais aussi d’autres lieux encore. D’autres dangers, d’autres ravissements, d’autres animaux. Sans compter bien évidemment d’autres fouines.

« Par moments, la vérité sur le monde me figeait sur place, peu importe ce que j’étais en train de faire. Je m’arrêtais au milieu de la neige, j’observais mes empreintes venir jusqu’à moi, je gardais le silence.  »

La dimension conte pour adultes et fable philosophique marque ainsi fortement le récit. Archy la fouine, Solomon le renard, Gioele le chien, Klaus le hérisson, les sangliers, les lapins, les lynx et autres habitants des prés et des bois composent un bestiaire mi-animal mi-humain, une série de protagonistes auxquels l’auteur parvient à donner vie. À travers les aventures et les questionnements d’Archy, à travers ces « désirs futiles » qui sont ceux qui nous gouvernent, font nos délices et entraînent notre perte, ces pulsions qui relèvent à la fois de l’innée et de la fatalité et qui sont aussi le sel de l’existence, l’auteur nous entraîne immuablement sur la piste de ce qui fait non pas l’animalité, mais l’humanité.

« Plus j’écrivais et plus l’obsession de la mort s’est faite légère. J’ai triomphé d’elle à chaque page, me reflétant dans l’encre, dans les lignes que j’ai tracées. J’ignore où Dieu emportera mon âme, mon corps se répandra dans la terre, mais mes pensées resteront ici, sans âge, à l’abri des jours et des nuits. »

Futiles également, au fond, mais poignants et intemporels, les désirs que Solomon le renard, sagace mais pas toujours exemplaire, confesse dans sa première autobiographie, la vraie, l’initiale, et qu’à l’approche de la mort, guidé par la Bible et par l’idée de ce Dieu qui est « le seul qui ne meurt pas », il tente de réécrire en lui donnant un sens immuablement bénéfique, comme si même les plus répréhensibles de ses actes avaient été guidés par la divinité, composant ainsi une autobiographie finale dont il essaie de faire une auto-hagiographie. Mais le renard, pas plus que les autres animaux, pas plus que les hommes, n’a jamais été d’essence divine, et le désir de réécrire son existence à l’aune de la sainteté apparaît en définitive comme un élan particulièrement vain, le rêve le plus futile de tous.

Avec humour, et de manière souvent poignante, avec aussi quelques détails empruntés à Homère, Bernardo Zannoni nous donne à réfléchir à ce que certains d’entre nous parviennent à faire et à comprendre d’une vie. À travers la trajectoire d’Archy la fouine, intelligent pour une fouine mais moins futé que le renard qui avait cru être devenu un homme et dont il laissera avec inconséquence l’héritage péricliter – désirs futiles, une fois encore – l’auteur brasse bien des thèmes intemporels comme la fugacité de toute chose, l’émoi qui nous saisit face au caractère éphémère de notre existence, mais aussi le pouvoir unique de l’écriture et de la mémoire, du partage et de la transmission des expériences et des savoirs.

On trouvera dans ce court roman, justement formaté à un peu plus de deux cents pages, un partie de la tonalité des fables de La Fontaine (chez qui un animal de la même famille, la belette, apparaît à plusieurs reprises), mais aussi de celle des grandes fantaisies romanesques animalières comme « Les garennes de Watership Down » de Richard Adams ou « Le Bois Duncton » de William Horwood. Une véritable justesse de ton, et, sans jouer sur les mots, une « patte » qui permet de faire passer l’émotion, une « griffe » donnant des accents de vérité dont sont dépourvus bien des romans réalistes.

Servi par une réalisation soignée, avec couverture à rabats et à estampage, « Mes Désirs futiles » fait partie de ces livres brefs dont il convient de ne pas parler trop longuement pour que le lecteur puisse en tirer un plaisir plein et entier. Plaisant, parfois un poil bestial – mais pouvait-il en être autrement ? – tantôt tendre et tantôt cruel, « Mes Désirs futiles » se démarque du tout-venant et ne s’oublie pas du jour au lendemain.


Titre : Mes désirs futiles (I miei stupidi intenti, 2021)
Auteur : Bernardo Zannoni
Traduction de l’Italien : Romano Lafore
Couverture : NoOok / Marjolein Kramer
Éditeur : La Table Ronde]
Collection : Quai Voltaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 217
Format (en cm) : 13,5 x 22,2
Dépôt légal : janvier 2023
ISBN : 9791037110305
Prix : 22,50 €


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Hilaire Alrune
7 février 2023


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