« D’ordinaire des charrettes remplies de chiens enragés font la course sur les pavés disjoints de ma cervelle, ou alors d’une oreille l’autre une tringle de fer rouillée vient me perforer les idées et, dans de telles conditions, devoir exister encore jusqu’au soir c’est comme tenter l’impossible. »
Un ange qui vient s’empêtrer dans une grille et subit un destin funeste (« Cruauté »), une huppe à plumes rousses happée par un monstre souterrain (« Des secrets bien gardés »), un insecte emprisonné au creux de la main qui se métamorphose en rapace (« Transmutation ») : le fantastique est bel et bien là. Et avec des cloportes qui viennent siroter votre thé (« Intimité »), des monstres à trognes trop humaines (« Les Visiteurs du soir »), un mystérieux cimetière dont toutes les stèles portent la date de naissance du narrateur (« Une amie »), des personnages se préparant à croiser la reine des guillotines (« L’Essentiel »), un cauchemar anthropo-entomologique qui oscille entre Swift et Kafka (« Des Fourmis »), ou encore une maison envahie par des oiseaux (« L’œil noir »), l’inquiétude n’est pas vraiment en reste.
Du fantastique, donc, de l’inquiétant – et c’est peu dire ! – avec des textes courts d’une ou deux pages qui, à la manière des nouvelles emblématiques de la défunte collection fantastique des éditions Marabout, oscillent entre horreur et angoisse sourde, ou encore diffusent cette inquiétude tenace, presque invisible, que l’on trouve si fréquemment dans les récits brefs de Dino Buzzati. Des textes que l’on aura soin de ne pas lire d’affilée, pour mieux se laisser gagner par l’étrangeté de chacun, par l’anxiété, par l’impossible qui vient lézarder un réel que l’auteur ne connaît que trop bien.
« Et là, posé sur l’unique tabouret de bois, dans la lumière frileuse du jour finissant, j’assisterai en spectateur anonyme la lente débandade de toute mon existence, au naufrage de mes dérisoires ambitions. »
Un réel auquel l’auteur semble ne jamais devoir cesser de s’intéresser après avoir, au grand dam de son entourage, décidé très tôt devenir poète. Une réussite en mi-teinte, avec bien des ouvrages publiés mais jamais de véritable succès. Nulle surprise donc, à travers les textes de « Toute une vie bien ratée » puis de « L’éternité est inutile », de voir Pierre Autin-Grenier délaisser peu à peu la fiction pour un autre type de littérature : celle du désenchantement de soi et de l’observation douce-amère du quotidien, deux éléments que l’on trouve joliment synthétisés dans un court texte consacré au drame de drame de l’inspiration et de l’entrain qui se délitent (« Hourra ! America ! ») – traduisant le désarroi trouble, mêlé d’une permanente auto-ironie, de qui ne comprend que trop bien qu’il ne sera jamais un écrivain célèbre ni un poète éternel.
« Moi ce qui m’aurait motivé, voyez-vous, c’eut été, par exemple, de rejoindre dans la Sierra Maestra la seconde colonne rebelle du M-26 placée par Fidel sous le commandement d’Ernesto Guevara et ensuite, après l’invasion des plaines dans les provinces de Camagüey et de Las Vilas, occuper Santi Spritus et foncer alors vers Santa Clara. Trois mois après, sous les bombardements de l’armée gouvernementale, nos forces auraient fait jonction avec celles dirigées par Camillo Cienfuegos, et, la nuit de la Saint Sylvestre, la garnison de la ville capitule sans conditions cependant que Batista met discrètement les bouts vers Saint Domingue. »
Ayant quitté ce bas monde en 2014, Pierre Autin-Grenier n’aura pas eu l’occasion de voir son œuvre rééditée par La Table Ronde, ni d’y lire l’« Enquête sur El Commandante Yankee », consacré à cette période mythique qui le fascinait peut-être un peu plus que de raison. C’est que, comme tout un chacun, le poète aurait bien aimé un peu d’action, de gloire, de grandeur – mais ici encore, très exactement comme tout un chacun, c’est-à-dire sans réelle conviction. Une ambition débonnaire, sporadique, comme de lointains échos de ce qui aurait pu être, effacée par des plaisirs simples et mille fois répétés, se promener à vélo, fumer à tout-va ou déguster de bons vins. Avec sa petite musique (in)existentielle, sa déconfiture constitutionnelle et peut-être soigneusement entretenue, son ennui doux-amer aux relents cioranesques et transmuté en littérature, Pierre Autin-Grenier dérive au gré d’une déambulation de proximité dont il sait que ses lecteurs ne pourront que s’amuser. En effet, il est difficile de ne pas goûter le vague-à-l’âme de celui qui joue de sa propre désinvolture, cultive un laisser-aller chronique, fréquente à l’occasion d’autres doux-dingues (“Je reçois aujourd’hui la lettre d’un ami m’assurant que mon adresse est fausse et, qu’en fait, je n’habite nullement où je l’imagine” ), invente de jolis métiers comme embaumeur d’ailleurs ou négociant en épouvantails, accumule les formules imagées teintées de désespoir (“Pour prévenir contre un trépas tragique les plus décidés d’entre nous, l’abbé au teint cireux se débattait dans sa grande robe telle la dinde jaune de Soutine au ciel suspendue par les pattes”, “un poivrot sentencieux frappe du poing le zinc pour décabosser la planète”) et, croyant anticiper sa propre fin pareille à celles d’amis comme lui fumeurs impénitents et déjà emportés par le cancer, se voit répondre au téléphone à des émissaires des « sectes anti-tabac » qu’il a déjà “des métastases qui sautent comme des morpions jusque dans le récepteur téléphonique.”
« Je ne saurais vous dire combien de trublions de génie, d’Henry Miller au consul de Malcolm Lowry, du médecin de Jean Reverzy à Louis Guilloux, de Calaferte à Gombrowicz en passant par Cioran et ses petites mallettes bourrées d’aphorismes, un jour ou l’autre déboulèrent sans façon dans la friterie-bar Brunetti pour s’installer face à ma banquette et entreprendre aussitôt de m’enivrer au récit de leurs glorieux vagabondages et de leurs mirobolantes aventures, me laissant dans l’instant le souffle coupé et, pour toujours, la tête dans les comètes. »
Désabusé, donc, cet auteur qui “n’aspire qu’à vivre tranquille dans la forêt vierge de ses rêveries”, et c’est dans cette veine, plutôt que sur la voie de la fiction, que Pierre Autin-Grenier écrira ensuite « Friterie-bar Brunetti », à l’origine publié chez Gallimard en 2005. On y retrouve la nonchalance désœuvrée du poète et de l’écrivain assis à la terrasse d’un café, en quête du juste mot ou souvent d’un bon mot, et qui, plutôt que de vraiment écrire, en explorant “la profondeur intime du monde à l’abri des gesticulations insensées du dehors”, observe avec une bienveillance certaine et un sens de l’image et de la formule non moins certain ses congénères vissés au bar, accrochés au ballon de vin, soudés à leur petit noir, et comme lui perdus dans des vies faites de petits riens. On ne s’y trompera pas : si « Friterie-bar Brunetti » apparaît comme un essai de littérature à rebours et à contrevoie, en apparence à l’exact opposé de ces ouvrages consacrés aux cafés prestigieux, littéraires, que Georges Steiner, cité en fin de volume, considère comme “l’un des jalons essentiels de la notion d’Europe”, il continue néanmoins, en s’intéressant à un estaminet moins prestigieux, à répondre à la formule du même Steiner, “le lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète, ou du métaphysicien armé de son carnet.”
Titre : Je ne suis pas un héros suivi de Toute une vie bien ratée et de L’éternité est inutile.
Auteur : Pierre Autin-Grenier
Couverture : Loïc Froissart
Éditeur : La Table Ronde (édition originale : Gallimard, 1993, 1997, 2002)
Collection : La Petite Vermillon
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 470
Pages : 359
Format (en cm) : 10,7 x 17,7
Dépôt légal :septembre 2019
ISBN : 9782710383307
Prix : 8,90€
Titre : Friterie-Bar Brunetti
Auteur : Pierre Autin-Grenier
Couverture : Loïc Froissart
Éditeur : La Table Ronde (édition originale : Gallimard, 2005)
Collection : La Petite Vermillon
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 469
Pages : 105
Format (en cm) : 10,7 x 17,7
Dépôt légal : septembre 2019
ISBN : 9782710383253
Prix : 6,10 €
La Petite Vermillon sur la Yozone :
« Cent courts chefs-d’œuvre » de Napias et Montal
« Les Dimanches de Jean Dézert » de Jean de la Ville de Mirmont
« Daimler sen va » de Frédéric Berthet
« César Capéran » de Louis Codet
« Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
« En remontant le boulevard » de Jean-Paul Caracalla
« Vagabondages littéraires dans Paris » de Jean-Paul Caracalla
« Je connais des îles lointaines » de Louis Brauquier
« Quinzinzinzili » de Régis Messac
« Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
« La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
« Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin