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Un peu tard dans la saison
Jérôme Leroy
La Table Ronde, littérature générale / polar / futur proche, 249 pages, janvier 2017, 18€


« Les réseaux sociaux ont réussi ce que n’avaient jamais imaginé dans leurs rêves les plus fous les polices politiques de tous les régimes : des gens qui se fichent eux-mêmes. La réussite est totale, c’est l’humanité elle-même qui devient une police politique autogérée. »

Un écrivain qui passe le cap de la cinquantaine animé par un goût prononcé pour la poésie, hanté par une nostalgie douce-amère et quasiment perpétuelle du début des années quatre-vingts : qui connaît Jérôme Leroy reconnaîtra sans peine l’auteur ou l’un de ses avatars littéraires, une sorte d’aller ego singulier, romanesque, attachant, un personnage tenté de lâcher prise tout doucement dans un monde qu’il a de plus en plus de mal à reconnaître, un monde dont il observe, avec une minutie de sociologue et de chroniqueur, la lente déliquescence dans la gadgétisation, la violence, l’absence de valeurs et tutti-quanti. Rien, pour autant, du cliché, de la râlerie de comptoir ou de l’amertume classique et conventionnelle du quinquagénaire qui commence à haïr le monde en commençant à comprendre que celui-ci va continuer sans lui, d’une manière différente, et que ce monde antérieur, déjà autre, qui l’a défini et le définit encore est en train de s’enfoncer à tout jamais dans les fondrières du passé. Rien d’acide ou de biliaire, donc, mais plutôt un regard ironique, une démarche poétique, sur ce qui unit l’auteur et une époque et à un monde. Rien non plus de morbide ou de mégalomaniaque dans cette démarche, bien au contraire, l’auteur donnant l’impression de considérer sa propre œuvre ou sa propre personne avec le même mélange de bienveillance, d’agacement, de compassion et de léger détachement qu’il pratique vis-à-vis du reste du monde, et qui n’exclut jamais une certaine auto-ironie. « À leur manière », écrit Leroy, «  les Trimbert, les Cénabre, les Gouvernec restaient désespérément fidèles à leurs dilections de seize ans, quand ils vivaient à une époque où il était encore possible de croire à la magie d’une littérature légère et arrogante, avec des voitures rapides, des formules qui claquaient, des fins de saison (…) Leur nostalgie finissait par apparaître suspecte, celle de Trimbert était teintée du rouge vif de son communisme soi-disant sexy et balnéaire tandis que celle de Cénabre avait des couleurs où la monarchie devenait une ferme fortifiée aux mœurs mérovingiennes qui permettrait d’atteindre la fin du monde ou le Jugement dernier. »

« Avant, l’homme était un loup pour l’homme. Maintenant, c’est une caméra. »

Narration alternée pour « Comme dans les chansons » : tantôt Trimbert et tantôt Ada. Ada est flic, et mieux encore. Elle a fait saint Cyr et connaît ses classiques. Elle est intelligente et douée. Elle n’est pas seulement disciplinée mais elle s’impose aussi à elle-même une discipline de fer. Elle est fiable, tenace, elle ne recule devant rien. Elle maîtrise les technologies à la perfection. Raison d’état : elle participe à la liquidation physique de personnes devant être liquidées. Le genre d’individu qui ne connaît ni les doutes ni les failles. Mais que diable peut-elle avoir à voir avec un pauvre diable comme Trimbert ?

« J’avais envisagé très sérieusement l’hypothèse d’en finir avec Trimbert, de lui faire exploser la tête sur son filet de canette aux cèpes et d’en finir avec moi dans la foulée (…) ce geste aurait été une sorte d’euthanasie de plomb qui aurait mis fin à une vie de plus en plus morne et à la mienne où commençaient à tourner des obsessions dont je savais déjà qu’elles ne guériraient pas. »

Ce qui sépare Ada de Trimbert, c’est très exactement le monde. L’une s’y accroche, l’autre s’en détache. Ce qui unit Ada à Trimbert, c’est très exactement ce même monde que l’une retient et que l’autre laisse filer, mais qui n’est plus tout à fait un monde, dans la mesure où il commence à se déliter de manière encore occulte. Un monde en proie à une extinction débutante et sourde dont nul ne semble se rendre compte. Sauf les autorités politiques, qui, à cette fin annoncée, cherchent désespérément remède ou antidote.

Si le monde finit, c’est parce que les individus finissent. Ils décrochent. Ils lâchent prise. Sans prévenir, ils partent à la dérive. Ils abandonnent postes, fonctions, responsabilités, ambitions, carriérisme. Retirement ou recul, abandon ou dépression, nul ne le sait. Des tels phénomènes ont toujours existé. Mais la chose n’a plus rien de ponctuel. Et quand des parlementaires ou des ministres succombent à leur tour à cette mystérieuse épidémie, cela fait désordre. L’Etat qui ne sait plus à quel saint se vouer n’a d’autre idée que de les liquider physiquement, de travestir leurs « départs » en accidents, en suicides. D’où Ada et ses sbires.

Trimbert est un type sans aucune importance. Un écrivain plutôt discret, sans influence particulière. Qui, on l’a dit, décroche lui aussi. Pourquoi donc Ada s’y intéresse-t-elle autant, comme s’il pouvait être la clef, la solution ? Ada, on l’a dit, connaît ses classiques, mais elle est tout autant capable de citer Trimbert, dont elle semble connaître les œuvres à la perfection. Elle le suit, l’épie, s’introduit dans son appartement. Invisible, elle partage sa vie. On ne sait pas si elle le protège ou si elle veut vraiment – comme les autres – le faire disparaitre. On pense à la thématique de « L’Ange gardien », un précédent roman de Jérôme Leroy qui partage avec « Un peu tard dans la saison » bien des personnages et des situations. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Nous n’en dirons pas plus.

« Peu importe la destination, juste vivre en marge ou ailleurs. Même pas pour tout recommencer, non, pour te reposer de ce monde-là et pour te reposer d’être toi-même dans ce monde-là. »

Inscrit entre un monde on ne peut plus contemporain– les attentats de Charlie Hebdo, des personnages du présent tels que Cesare Battisti ou son avatar Tavaniello – et un futur-presque-présent si proche qu’on a l’impression de pouvoir le toucher, « Un peu tard dans la saison » décrit donc un futur proche où « tout fout le camp », y compris et surtout les individus eux-mêmes. Attentats et grèves en toile de fond sont comme ignorés par Trimbert qui, comme tant d’autres, commence à se ficher de tout, mais s’accroche à la douceur de vivre, aux livres, aux poèmes, aux terrasses des cafés. Nostalgie d’un passé-présent, « la parenthèse enchantée de la fin des seventies, témoin d’une Atlantide sombrant sous leurs yeux », errance dans les Flandres maritimes évoquant une magnifique nouvelle de l’auteur (« Frontière belge » dans le recueil « La grâce efficace  »), goût intact pour ces moments lumineux et tristes dans les trains et petites villes de province, goût inchangé pour les bons crus et les bons plats. Escapisme, sans doute, et anomie également, mais pas anhédonie pour autant dans ce mouvement qui emporte le narrateur comme à vau-l’eau.

« On liquide et on s’en va » : tel est le titre de la seconde partie qui résume assez bien les choses, sentiments de Trimbert compris. Le narrateur comme tant d’autres se regarde sombrer dans un à-qui-bonisme douceâtre, se regarde glisser hors d’un monde dans lequel, en un sens, rien n’a vraiment changé, mais dont les formes sont devenues insupportables. Il songe à un dernier roman, hésite sur les titres, hasarde, entre autres « Contacter les survivants » (qui est déjà celui d’un très beau poème de Leroy) et cultive une nostalgie déjà exprimée dans « Physiologie des lunettes noires  », « Sauf dans les chansons » ou « Un Dernier verre en Atlantide  », se dirige, enfin, vers « le poste frontière officiel du Grand Nulle Part. »

_ Nous ignorons si l’un des éléments de la fin – que nous ne dévoilerons pas au lecteur – est là pour bousculer les conventions ou pour choquer le bourgeois, ou s’il répond à une nécessité ou une subtilité que nous n’avons pas su voir, mais il nous semble peu utile et surtout, par son caractère trop saillant, aller à l’encontre du mouvement naturel du roman, de ce lent processus de déréliction au cours duquel chacun abandonne, lâche prise, considère que plus rien n’a d’importance.

Peu d’importance, en effet, pour ce détail que les plus chagrins pourraient considérer comme une fausse note, un détail qui ne change ni n’ajoute rien au propos sauf à s’inscrire dans une impossible douceur des temps futurs, le réensemencement du monde à venir par la graine d’une nostalgie elle aussi condamnée à disparaître. Destruction ou déliquescence d’un monde, submersion tragique du présent par un futur qui à force de turbidité semble n’en plus pouvoir, « Comme dans les chansons » conte une apocalypse douce et lente à la James Graham Ballard. Mais si chez le maître anglo-saxon la géographie intérieure se calque sur la lente déréliction du topos, on a l’impression chez Leroy d’un processus légèrement différent : le rejet épidémique d’un présent-futur par anticipation et le cumul collectif des dérives intérieures génèrent un autre avenir, un paysage futur qui épousera les contours, la douceur et la fermeté de ces immunités collectives. Saturé de technologie, d’affairisme et de rationalité, le monde, voyant se gripper ses rouages humains, tombe en déréliction et se dirige vers un futur alterne qui reste à construire. Idéaliste et nostalgique tout à la fois, « Un peu tard dans la saison  » reprend les grands thèmes de « La Minute prescrite pour l’assaut  », fait le grand écart entre action et contemplation, et permet une fois encore à Jérôme Leroy de confronter, dans une ambiance annonciatrice de fin du monde, la douceur de la poésie à la violence du thriller.

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Titre : Un peu tard dans la saison
Auteur : Jérôme Leroy
Éditeur : La Table Ronde
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 249
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : janvier 2017
ISBN : 9782710375517
Prix : 18 €

Jérôme Leroy sur la Yozone :

- « L’Ange gardien »
- « Physiologie des lunettes noires »
- « Norlande »
- « Big Sister »


Hilaire Alrune
19 janvier 2017


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