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Brèche dans l’espace
Philip K. Dick
J’ai Lu, n° 10959, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 250 pages, mars 2022, 7,90 €


Dans un futur indéterminé, l’Amérique est secouée par un combat politique d’envergure. Des luttes d’influence féroces entre les Cols (pour colorés) et les Blancs ou les Caucs (pour caucasiens) caractérisent une société marquée par les différences de couleurs. Signe des temps, un des candidats à l’élection présidentielle, Jim Briskin, pourrait bien devenir le premier président de couleur de l’histoire des États-Unis.

« L’arme qu’on avait fournie à Herb Blackmore comprenait une couteuse réplique des ondes encéphaliques de Jim Briskin. Il lui suffisait de la placer à quelques kilomètres de sa cible et d’appuyer sur le détonateur. »

De ce monde futur exclusivement américano-centré, on ne sait pas grand-chose d’autre. Si des avancées technologiques ont été faites, on n’en connaîtra pas le détail. Il est question de coloniser des planètes, ne serait-ce que pour trouver une solution au problème de ces dizaines de milliers de pauvres sans avenir que l’on a cryogénisés en attendant de leur trouver une solution, sorte de purgatoire glacé dans lequel les personnes en difficulté s’en vont se faire congeler en attendant des jours meilleurs. On se déplace facilement en orbite, jusqu’à un lupanar géant tenu par un humain mutant bicéphale. Les plus riches disposent des translateurs, hâtivement décrits, dont on devine la fonction essentielle mais dont la technologie sous-jacente n’est jamais précisée. L’un de ces translateurs apportera l’élément principal du roman : défectueux, il ouvre un passage sur un monde inconnu. Un monde dont on découvrira bientôt qu’il s’agit d’une terre parallèle contemporaine : même ciel, mêmes constellations, mêmes continents. Une terre de toute évidence bien moins occupée que la nôtre. Une aubaine pour Jim Briska, qui, ayant eu vent de la découverte, s’empresse de la révéler publiquement et de décréter que s’il est élu, il débutera dès que possible sa colonisation par ses citoyens fraîchement décongelés.

« Pauvre débile ! Est-ce que ce pour quoi tu te bats a l’air réaliste, maintenant ? La pigmentation, quelle blague ! Pourquoi pas la couleur des yeux ? Dommage que personne n’y ait jamais songé. »

L’intrigue principale est donc essentiellement politique, un récit de jeux de pouvoir dans lequel on peut voir une pointe d’influence à la Van Vogt, peut-être moins marquée que dans « Loterie solaire » mais néanmoins présente (on trouve d’ailleurs mention du Non-A vanvogtien au chapitre trois). Mais la découverte d’une espèce presque humaine – une branche hominienne ayant avorté sur notre monde à nous, mais l’ayant emporté sur la terre parallèle – transformera rapidement le jeu politicien en fiasco. Car l’invasion programmée d’une terre prometteuse faiblement occupée par quelques tribus peu puissantes (le parallèle avec l’arrivée des colons sur le continent nord-américain et s’y accaparant les terres au détriment des indiens est évident) pourrait bien, par quelque imprévisible phénomène, avoir lieu dans l’autre sens.

« La preuve nous a été à présent administrée que la différence entre, disons, moi et le Noir moyen est si minime, selon tous les critères significatifs, qu’elle n’existe même pas. Et c’est un contact avec une autre race de l’Homo sapiens qui nous a enfin permis de nous en rendre compte. »

Même si l’on trouve dans ce « Brèche dans l’espace » un “pyjama d’intérieur en fourrure de wub” (les amateurs de la fameuse nouvelle « L’Heure du wub » apprécieront), et si l’on a affaire (à travers le double personnage du mutant bicéphale qui est un simulacre, mais aussi un faux simulacre et un vrai-faux Dieu des vents dans le monde parallèle) à une pointe de ces jeux de faux-semblants coutumiers à Philip K. Dick, ce roman n’apparaît pas fondamentalement dickien, et souffre ici et là de quelques défauts, comme des dialogues trop rapides, parfois peu crédibles, ou des situations trop hâtivement amenées ou insuffisamment développées. Mais si certains personnages manquent d’épaisseur, si le récit dans son écriture souffre d’un aspect parfois daté, certaines des thématiques abordées – en particulier le racisme en Amérique – sont toujours autant d’actualité. La faute à une société américaine qui, si on la compare à ce qu’elle était à la date d’écriture de ce roman (1966), non seulement n’a jamais exorcisé ses démons, mais les a même singulièrement ravivés, tout particulièrement sous le mandat présidentiel républicain-populiste 2017-2021. Roman mineur du corpus de l’auteur, ce « Brèche dans l’espace  », qui ne procure jamais le frisson typiquement dickien de la falsification du réel, est plutôt à ranger du côté des œuvres bâties sur des thèmes classiques – l’ouverture d’une porte sur un univers parallèle – dans lesquelles la découverte d’un autre monde fait essentiellement office de miroir et de révélateur des maux dont souffre notre monde à nous. Si « Brèche dans l’espace » n’a ni l’originalité ni le pouvoir percutant des grandes œuvres de Philip K. Dick, il ne manque donc néanmoins ni d’intérêt ni de pertinence.

Le lecteur attentif apprendra en début de volume que l’ouvrage a été traduit par Dominique Defert et Christian Meistermann. En quatrième de couverture, il est noté que le roman est traduit pas Philippe Hupp. Une anomalie du même type avait été constatée dans la réédition d’« Au bout du labyrinthe  ». Mais il est vrai qu’avec Dick, grand amateur d’avatars, de simulacres, de faux souvenirs et de transferts d’identité, on ne sait jamais à quel saint (ni à quel traducteur) se vouer.
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Titre : Brèche dans l’espace (The Crack in Space, 1966)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Dominique Defert et Christian Meistermann
Couverture : Studio J’ai Lu AkuMimpi d’après Shutterstock / Marina Stamatova / MITstudio
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : [Opta], 1968)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 10959
Pages : 250
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : mars 2022
ISBN : 9782290365199
Prix : 7,90 €



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Hilaire Alrune
29 avril 2022


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