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Au bout du labyrinthe
Philip K. Dick
J’ai Lu, n° 13409, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 252 pages, janvier 2022, 7,49 €

Écrit en 1970, publié en langue française en 1972, régulièrement réédité depuis (Robert Laffont, Le Livre de Poche, J’ai lu, 10x18), « Au bout du labyrinthe » avait pourtant disparu des tables des libraires depuis tout juste vingt ans. À l’occasion des quarante ans de la mort de Philip K. Dick, le voici de retour dans une traduction révisée. Le lecteur lira en début de volume : “Traduction par Alain Dorémieux révisée par Pierre-Paul Durastanti”, mais il découvrira aussi, en quatrième de couverture : “Traduit de l’anglais par Michel Deutsch. Traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti.” Sans aucun doute un clin d’œil à l’instabilité des mondes et des romans dickiens, dans lesquels il suffit parfois de tourner la page pour que la réalité se morcèle ou vacille.



« Mais vous aviez un concept imprimé dans l’esprit –parce qu’on vous l’a inculqué dès l’enfance – à savoir que, si un étranger vient vous offrir une aide imprévue, cet étranger est obligatoirement une Manifestation de la Divinité. Vous avez vu ce que vous vous attendiez à voir.  »

Dans un avenir indéterminé, mais postérieur à l’année 2105 mentionnée par un des personnages (les férus de Tolkien seront ravis de savoir que dans ce futur l’on continue à apprécier cet auteur), le monde a changé. L’humanité a conquis les espaces lointains, une nouvelle religion a pris les commandes. Cette religion, considérée avec sérieux par les protagonistes, mais sans doute avec ironie par l’auteur (qui explique dans sa préface l’avoir élaborée avec un ami de longue date, le scientifique William Sarill), est bâtie autour du Livre écrit par un A.J. Spectowsky dont on ne saura pas grand-chose. Elle est à l’origine de manifestations physiques, d’incarnations divines, peut-être, dans le monde concret : le Marcheur-sur-la-Terre, le Pyschofaçonneur, l’Intercesseur. Mais aussi le Destructeur de Formes, équivalent diabolique et contre-pouvoir effrayant. Cette religion qui propose entre autres une méthodologie de la prière (“L’âme de la brièveté – le court temps que nous avons à vivre – est la sagesse. En matière d’art de la prière, la sagesse est inversement proportionnelle à la longueur”) est le point de départ du roman : par l’intermédiaire d’électrodes couplées à son encéphale, l’employé d’un vaisseau spatial émet une prière atteignant les mondes divins. Sa requête est exaucée, il va pouvoir changer de travail. Le voilà parti à travers l’espace sur un fuseur, un vaisseau spatial à usage unique, vers la planète Delmak-O.

Suite à ces prières qui ressemblent bel et bien à des requêtes administratives, une douzaine de personnages (un océanographe, son épouse, un psychologue, un médecin, un thermoplasticien, un gardien, une linguiste, une théologienne, un photographe, un programmeur, une secrétaire, une sociologue) se retrouvent sur une base de la planète Delmak-O. Mais l’euphorie des arrivants ne tarde pas à s’émousser : le satellite qui devait leur préciser leurs tâches tombe définitivement en panne. Tous sont arrivés à bord de fuseurs incapables de faire le voyage de retour. La technologie manque : ni communications, ni possibilité de prières. Les voilà coincés sur place, peut-être définitivement abandonnés.

« Et c’est la Terre qui nous fait ça. Notre propre gouvernement. Comme si on était des rats dans un labyrinthe mortel ; des rongeurs enfermés avec l’adversaire ultime et destinés à mourir un par un jusqu’au dernier. »

Encore ne serait-ce rien si l’un d’entre eux n’était retrouvé mort. Puis un second. Mais si leur destin leur échappe, la réalité semble faire de même. Dans une ambiance de paranoïa croissante, ils prennent peu à peu conscience des caractéristiques des lieux. Terre truquée et planète-piège, Delmak-O réserve à ses destinataires bien des surprises. Une faune composite d’animaux organiques pour certains, artificiels pour d’autres. Une mystérieuse ville, un, mystérieux édifice semblant changer de place et se dérober aux regards, sorte de château kafkaïen capable de produire des rejets miniatures animés, et qui apparaît, dans la grande tradition dickienne, à la fois comme un miroir aux alouettes et un chant des sirènes, avec une enseigne dont les lettres floues se stabilisent en prenant un sens différent pour chaque membre du groupe en fonction de sa personnalité. Ou encore le Tench, un être gélatineux, en apparence organique, qui semble être surtout une machine à simulacres, produisant des répliques tantôt fonctionnelles, tantôt imparfaites, des objets qui lui sont présentés, et dont les personnages parviendront à faire un augure en lui soumettant des questions écrites sur des morceaux de papier bientôt dupliqués sous forme de réponses sibyllines que les protagonistes, une fois encore, interpréteront chacun à leur manière. Et bien d’autres surprises encore, qui se révèlent à un rythme rapide, à mesure que les cadavres s’accumulent.

« Vous savez que, selon Spectowsky, nous sommes prisonniers de nos prévisions et de nos préconceptions. Et que l’un des termes de la Malédiction est que nous restons embourbés dans la pseudo-réalité de ces inclinations. Sans jamais voir la réalité telle qu’elle est.  »

Rythme rapide, parfois presque trop, à l’origine des défauts et des imperfections d’un roman assez court (tout juste deux cent cinquante pages), dans lequel les personnages peuvent paraître peu développés, brossés à gros traits, réduits à l’essentiel. Les dialogues et situations semblent à certains moments trop rapides, se télescopent parfois, pouvant donner l’impression d’être syncopés, de passer du coq à l’âne. L’occasion pour Ariel Kyrou, dans son « ABC Dick  », de parler d’un “scénario – assez furieux – qui n’en finit pas de rebondir.” Malgré ces excès, le récit fonctionne, capte le lecteur, se lit d’une traite. Illusion, manipulations, paranoïa, doute permanent sur le réel, concept d’hallucinations négatives, brouillage mental, éclatement des certitudes, drogues, religion, folie, interprétation du monde en fonction des personnalités de chacun : « Au bout du labyrinthe » apparaît comme un véritable concentré de thématiques dickiennes. Non sans de régulières pointes d’humour (le Livre de Spectowsky est joliment titré » « J’ai ressuscité à mes moments perdus et vous le pouvez aussi », le psychologue s’entend dire qu’il est rendu maboul par ses tests, la malbouffe est plaisamment critiquée par un des personnages : “Et pourtant ils continuent, ces êtres restés au stade oral. Ils régressent à un niveau d’expérimentation préréel. Peut-être s’agit-il d’un mécanisme de survie biologique mal placé : pour le bien de l’espèce, ils procèdent à une auto-élimination”), Philip K. Dick entraîne ses personnages et ses lecteurs à travers un palais de miroirs, les laisse se démener dans les zones d’ombre d’une impossible archéologie du futur.

Je pense qu’à un certain niveau nous savons tous inconsciemment que le monde actuel n’est qu’une contrefaçon que nous essayons solidairement de conserver. Et je crois que tous, en tant qu’êtres humains, construisons cette illusion”, déclare Philip K. Dick au sujet de « Au bout du labyrinthe  » dans un entretien accordé à Metz en 1977 à Bernard Stéphan et Raymond Milési. Cette citation en dit beaucoup sur ce qu’est « Au bout du labyrinthe », dans lequel Etienne Barillier, grand connaisseur de l’œuvre dickienne, voit pour l’auteur l’occasion “d’explorer plus avant ses thèmes majeurs”. Si « Au bout du labyrinthe  » peut-être considéré comme un Dick mineur, s’il n’atteint pas les sommets d’ « Ubik  », il produit néanmoins en abondance un « weird » typiquement dickien, mélange de futurisme insensé et de vertige métaphysique dont il est difficile de ne pas être friand.

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Titre : Au bout du labyrinthe (A Maze of Death, 1970)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Alain Dorémieux et Pierre-Paul Durastanti
Couverture : Studio J’ai Lu AkuMimpi d’après Shutterstock / Happy Pictures
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Robert Laffont, 1972)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13409
Pages : 252
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : janvier 2022
ISBN : 9782290365175
Prix : 7,49 €


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Hilaire Alrune
25 février 2022


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