Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Invasions divines - Philip K. Dick, une vie
Lawrence Sutin
Denoël, Lunes d’encre, traduit de l’anglais (États-Unis), essai, 507 pages, février 2022, 24€

Initialement parue en 1995 dans la collection Présences chez Denoël, puis reprise en poche en Folio, cette monumentale biographie de l’auteur d’« Ubik » reparaît en grand format à l’occasion des quarante ans de la disparition de l’auteur.



« Il inventait l’histoire à mesure qu’il frappait les touches et allait tellement vite qu’il était constamment obligé, selon les cas, de taper aussi vite qu’il pensait ou de penser aussi vite qu’il tapait.  »

Pour le lecteur d’ouvrages comme « Ubik » ou « Le Dieu venu du Centaure », il est difficile de ne pas s’interroger sur cet auteur qui laissa derrière lui pléthore de romans, mais aussi de nouvelles marquantes, un écrivain qui eut un regard, une pensée et une imagination si originales que leur influence a dépassé le cercle restreint des amateurs de littérature de genre. Ces « Invasions divines » sont incontestablement ce que l’on peut lire de plus complet sur l’auteur, à côté d’ouvrages comme « Je suis vivant et vous êtes morts » d’Emmanuel Carrère (qui précise avoir puisé dans l’ouvrage de Sutin) ou « L’homme qui changea le futur » d’Anthony Peake (Hugo Doc, 2016), ouvrage lui aussi passionnant mais moins rigoureux. De la rigueur, au sens noble du terme, ces « Invasions divines » n’en manquent pas : bien loin d’une démarche purement fanique, cette biographie, en accord avec la formation universitaire de Sutin, reste dans une tonalité très sobre, très factuelle. Un gage de qualité pour un ouvrage qui cite précisément ses sources, lesquelles ne sont pas purement livresques, Sutin ayant également fait un véritable travail de terrain, en allant par exemple jusqu’à s’entretenir avec d’anciens voisins de Dick.

« La plupart de ces nouvelles datent d’une époque où ma vie était plus simple, plus cohérente. Je savais encore faire la différence entre le monde réel et celui qui naissait sous ma plume. »

Biographie méthodique, factuelle, raisonnée, très classique dans sa construction – de la petite enfance de Dick jusqu’à son décès en 1982 – ces « Invasions divines » se présentent en douze chapitres, chacun représentant une période de la vie de Dick, périodes aisément reconnaissables dans la mesure où Sutin donne à chaque partie un long titre à l’ancienne, composé de plusieurs phrases qui en résument le contenu. Un outil pratique pour naviguer à travers le parcours d’un esprit singulier qui, par l’intermédiaire de ses fictions, sera parvenu à transmettre au lecteur ses ébranlements mentaux et ses doutes quant à la nature du réel. Une existence riche et complexe pour une personnalité elle aussi riche et complexe, oscillant entre de longues périodes de phobies – ses difficultés à voyager ou à manger en public – et une sociabilité remarquable, le conduisant à transformer son domicile en salon littéraire et à accueillir chez lui jusqu’aux paumés les plus imprévisibles et aux dealers les plus dangereux.

«  À côté de ses cartons de lait vitaminé, il conservait au réfrigérateur de grands flacons de “white crosses” qu’il consommait par poignées en les faisant descendre à coups de milk shake, trop malin pour avaler du speed l’estomac vide.  »

Une personnalité variable, torturée, marquée par la paranoïa, par des mariages à répétition, par l’usage et l’abus de drogues (il est vrai qu’à l’enfance on lui prescrivait déjà des amphétamines pour son asthme), par une immense curiosité intellectuelle, et, qualité non négligeable à une époque où la science-fiction, malgré son succès, nourrissait difficilement son homme, par une énorme puissance de travail. “Seize romans en cinq ans. Si je n’avais pas eu un blocage d’écrivain, je serais mort”, explique Dick dans ses ultimes entretiens (cf. « Dernière conversation avant les étoiles », éditions de l’Éclat, 2015). Sans compter les nouvelles, sans compter également un travail de fond étalé sur nombre d’années, la rédaction de l’« Exégèse » qui, interrompue par sa disparition, restera à jamais inachevée.

Philip K. Dick, c’est donc en lui-même un roman à travers lequel on voit passer bien des grands noms des littératures de l’imaginaire, des écrivains déjà renommés ou alors encore en germe (Jeter, Blaylock, Powers, Spinrad, Disch , Zelazny et bien d’autres), des filles aux cheveux noirs, l’ombre d’une mère écrivaine ratée, le fantôme omniprésent d’une sœur jumelle décédée à la naissance, un pasteur parti mourir dans le désert, et bien d’autres figures hautes en couleurs. Philip K. Dick, c’est une série de fulgurances mentales mais aussi d’hallucinations (attribuables aux drogues, à une épilepsie temporale, à de micro accidents vasculaires cérébraux) qui le conduiront à développer des ouvrages où théologie et métaphysique prendront une part croissante. Philip K. Dick, c’est l’inventeur de ce que lui-même nomme les « histoires à projection interne » dans lesquelles l’élément psychologique intime contamine le monde extérieur et y devient réel. Philip K. Dick, c’est un doux paranoïaque ( et un acteur capable de surjouer théâtralement la paranoïa dans ses moments de rémission, comme si la maladie n’était qu’un genre qu’on se donne ) dans une Amérique à l’époque elle-même férocement paranoïaque, c’est le harcèlement d’agents du FBI avec lesquels il sympathise et qu’il accuse d’avoir mis sur écoute jusqu’à “la litière de son chat”, c’est l’histoire de l’armoire blindée dans laquelle il conservait sa collection de pulps et que la CIA – ou lui-même, nul ne le saura jamais – finit un jour par dynamiter. Philip K. Dick, c’est l’histoire d’un gamin qui inventa un compositeur fictif, William Friedrich Motehaven, et qui bien plus tard médusa ses fans hexagonaux lors de son légendaire discours de Metz. Le roman de la vie de Philip K. Dick, c’est celui d’un individu qui se faisait des carnets d’adresses lors de ses séjours en hôpital psychiatrique, d’un individu qui, bien plus que tout un chacun, vécut entre raison et déraison, d’un individu qui jamais ne cessa de s’interroger sur la nature fondamentale du réel et les réalités cachées.

« Pour moi, il ne saurait y avoir d’autre enjeu que la conscience à l’état pur. »

Dick aura cru, en jetant grâce aux drogues un œil à travers les portes de la perception, pouvoir discerner une vérité ultime derrière la réalité tissée d’illusions. Une conviction à laquelle d’autres avant lui se sont laissés prendre, un miroir aux alouettes mental auquel, après lui, viendront se heurter d’autres auteurs de genre, comme, chez nous, Maurice G. Dantec. Mais aussi une dérive mentale onirique, littéraire, philosophique, théologique, métaphysique, une errance et une recherche qui, appuyées sur l’érudition, sur l’intuition, sur une once de folie et sur un regard profondément original auront donné naissance à des œuvres que l’on lit depuis plusieurs générations et que l’on lira sans doute encore durant bien des décennies.

Il est dommage que, dans cette biographie exemplaire, les notes relatives aux textes français, devenues obsolètes depuis la première édition de cet ouvrage en 1995, n’aient pas été mises à jour. Ainsi peut-on lire en note 2 page 19 qu’une intégrale des nouvelles est “en cours de parution aux éditions Denoël”, indication que l’on aurait pu remplacer, par exemple, par “a connu plusieurs éditions légèrement différentes (en quatre volumes chez Denoël, collection Présences, de 1994 à 1998, en deux volumes en collection Lunes d’Encre, 2000, réédition 2006, en deux volumes chez Gallimard, 2020)”. Il est écrit en note 4 page 19 qu’un roman de Michel Bishop consacré à Philip K ; Dick “fera l’objet d’une prochaine publication chez Denoël”, alors qu’il l’a été il y a maintenant 25 ans (ainsi devrait-on lire “traduit en français sous le titre de « Requiem pour Philip K. Dick », Denoël, collection Présences, 1997, Folio SF, 2002)”, note à reporter également en page 431, où l’ouvrage en langue originale est mentionné une seconde fois. La note 9 en page 20 parle d’une sélection de lettres de Dick à paraître chez Encrage : ce volume, dont il était question en 1995, est-il bien paru ? Hélène Collon, qui est toujours à la manœuvre sur les retraductions de Dick, devrait être capable de préciser si c’est bien le cas (dans le cas contraire cette note aurait dû être supprimée). On trouvera ici et là d’autres notes obsolètes, et une longue bibliographie elle aussi totalement à revoir, puisqu’elle prétend citer, pour la France, les parutions les plus récentes, mais date elle aussi d’il y a plus de vingt-cinq ans. Alors qu’il n’y avait pas même une heure de travail pour mettre ces notes à jour, une paresse éditoriale et une occasion manquée de donner à cette réédition le sérieux qu’elle méritait. L’amateur de détails s’étonnera également de trouver, dans la longue liste des personnes remerciées par Lawrence Sutin, Lawrence Sutin lui-même, mais peut-être est-ce simplement un homonyme familial, à moins encore qu’il ne s’agisse de quelque alter ego venu lui apporter aide depuis un monde parallèle – dès que l’on s’intéresse à Philip K. Dick, il faut s’attendre à tout.

Mais peu importent ces détails. Ces « Invasions divines  » font une biographie passionnante, fouillée, méticuleuse, et dressent en définitive le portrait d’un être indéniablement humain, avec ses forces et ses faiblesses, ses qualités et ses défauts, ses convictions et ses doutes. Prodige tourmenté, écrivain frénétique, artiste instable, Philip K. Dick, tantôt en retrait et tantôt flamboyant, aura suivi, sur les montagnes russes d’une imagination folle et d’une créativité hors normes, un parcours qui dans le domaine des lettres n’a guère d’équivalent. Mais si ces « Invasions divines » rendent compte de la richesse, de la complexité, de la singularité de cet auteur hors du commun, peut-être mettent-elles en scène une réalité qui, pour les lecteurs de Philip K. Dick, serait encore trop simple. Libre à eux de penser que la vérité est ailleurs. Que le créateur de « Blade Runner » fut plutôt un extraterrestre, une intelligence artificielle issue du futur, un messager de Frolix 8, un Dieu venu du Centaure, un simulacre de lui-même, le prête-nom du tyran Ferris F. Fremont, un individu issu d’un monde parallèle, une illusion produite par une substance chimique, une hallucination collective, le songe d’un fou. Rien de tout cela n’apparaît fondamentalement impossible, car, avec les réalités multiples du très paradoxal Philip K. Dick, la seule certitude que l’on puisse avoir, c’est que l’on n’est jamais vraiment sûr de rien.
_______________________________________________________________________

Titre : Invasions Divines : Philip K. Dick, une vie (Divine invasions, a Life of Philip K. Dick, 1989)
Auteur : Lawrence Sutin
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Hélène Collon
Couverture : Pascal Guédin
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 507
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : février 2022
ISBN : 978207164600
Prix : 24 €



Philip K. Dick sur la Yozone :

- « Ubik », une nouvelle traduction
- « Au bout du labyrinthe »
- « Glissement de temps sur Mars »
- « Le Temps désarticulé »
- « L’œil dans le ciel »
- « Les Chaînes de l’avenir »
- « Docteur Futur »
- « Blade runner »
- « Les Joueurs de Titan »
- « Petit déjeuner au crépuscule »
- « La trilogie divine »
- « Phil, une vie de Philip K. Dick
- « Dick en cinq livres », par Étienne Barillier


Hilaire Alrune
21 avril 2022


JPEG - 19.1 ko



Chargement...
WebAnalytics