Ronde de nuit (La)

Rivages, collection Imaginaire, traduit du coréen, fantastique social, 173 pages, mars 2025, 19,50€

Ronde de nuit (La)

Bora Chung

dimanche 23 mars 2025, par

Une directrice, une directrice adjointe, et surtout quelques veilleurs de nuit au cœur d’un centre de recherches dédié à l’étude d’objets paranormaux. Des précautions à prendre, des règles à respecter, à ne pas enfreindre sous peine de s’exposer à d’étranges désagréments. Une idée de base séduisante, que Bora Chung a choisi d’aborder sous la forme d’un « fix-up » de sept nouvelles.

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Introduction aux lieux et premier récit avec “Défense d’entrer”, les mésaventures d’un veilleur de nuit qui ne respectant pas tout à fait les règles du site, formulées ou non, se met en danger. Ce ne sont pas seulement les espaces intérieurs du centre de recherches qui dès lors lui deviennent étrangers, inarpentables, labyrinthiques, mais aussi l’espace extérieur qui est celui de sa propre existence. Fort malheureusement, on est d’emblée dans le cliché : l’habillage fantastique ne sert que de prétexte à une romance gay et à la dénonciation des thérapies de conversion. Pour l’amateur de littérature fantastique, l’impression trouble qui en résulte n’est donc pas due à l’habileté de la fiction, mais bien plutôt au fait que l’intention de Bora Chung soit avant tout de prêter allégeance au politiquement correct.

Second récit, “Le Mouchoir” s’intéresse également avant tout à un fait de société, un fait divers familial. Là aussi, la composante sociologique est au premier plan, et la composante psychopathologique peut suffire à en expliquer les évènements. Bora Chung y réduit le surnaturel à une part congrue en faisant du chaman consulté un banal escroc ; plus encore elle majore la part réaliste en étendant sa prééminence déjà évidente au sujet d’épisodes non narrés : “Cette partie de l’histoire n’a en soi rien d’effrayant”, précise-elle, “mais à certains égards, c’est aussi l’histoire la plus effrayante de toutes”.

Avec “Mouton maudit”, autre triste constat de société, celui des réseaux sociaux, des chaînes vidéo individuelles, du sensationnalisme de pacotille, des selfies, des likes, des nombres de vues : un univers dominé par la superficialité et la misère mentale, si ce n’est par la bêtise crasse, où plus rien – objets, humains, évènements – n’existe qu’en tant que matériau à mettre en ligne. Tout comme le personnage de “Défense d’entrer”, le nouveau veilleur de nuit emportera avec lui, à l’extérieur du centre de recherches, sa part de malédiction et d’évènements impossibles. En tout juste vingt pages, la nouvelle la plus dense et la plus inquiétante du volume.

Tout comme “Le Mouchoir”, “Le silence de l’agneau” se déroule hors du centre de recherches. Handicapée par un accident du travail, sa protagoniste principale, la future directrice adjointe du centre, est confrontée à des moutons servant à des expérimentations animales. L’un d’eux, sous forme réelle ou spectrale, vient lui prêter main-forte dans sa petite activité de diseuse de bonne aventure qui lui permet de survivre sur le plan économique. Un récit qui traite essentiellement de maltraitance familiale et animale et des mécanismes de résilience.

Avec “L’oiseau bleu”, Bora Chung change de tonalité et d’époque pour passer au conte traditionnel, dans un folklore merveilleux et effrayant à la fois. Un conte classique, un récit de vengeance entre la morale et l’effroi.

Encore un thème très à la mode, le féminicide, avec “Pourquoi le chat”, qui, avec son félin accusateur, peine à se hisser à la hauteur de ses nombreux prédécesseurs, parmi lesquels Edgar Poe et son très célèbre « Le Chat noir », où il était déjà question d’uxoricide. Des constats et affirmations insérés sans finesse et semblant empruntés à un traité de psychologie de pacotille, un aspect hâtivement écrit, une facette réaliste bien peu vraisemblable, et même des passages avec insertion entre parenthèses de dates de faits divers récents, tout cela donne un aspect bricolé, inachevé, qui dessert non seulement le texte, mais aussi l’ensemble du volume.

Le recueil se termine par “Bain de soleil”, un épilogue de quelques pages qui cherche à faire cohérence, à terminer sur une touche apaisée et philosophique. Si cet épilogue essaie de tisser un lien, de donner des caractéristiques communes aux objets maudits, hantés, abrités par le centre de recherches, il n’y parvient pas entièrement. D’une certaine manière, il souligne sans le vouloir le caractère peu convainquant – au pire artificiel, au mieux dépourvu de finesse – des liens que Bora Chung essayait de tisser entre les nouvelles à travers la récurrence de ces mêmes objets d’un texte à l’autre. Et le fait que tout se termine en plein air à l’extérieur du centre de recherches lui-même vient rappeler, sans doute de manière involontaire mais non sans une certaine cruauté, que ce fameux centre de recherches n’a jamais vraiment pris corps dans l’esprit du lecteur : un parking, un bureau, un escalier, quelques pièces de laboratoires sommairement décrites – on ignore qui y travaille, comment y sont étudiés les artefacts, dont seule une poignée est mentionnée. Des lieux qui auraient dû être un personnage à part entière du recueil mais qui, tout comme les éléments fantastiques, apparaît surtout prétexte à décliner des fables « sociétales ».

Malgré une idée de base alléchante, cette « Ronde de nuit  », ne tient donc pas toutes ses promesses. Bora Chung donne l’impression de trop chercher à être en phase avec l’époque, de vouloir beaucoup plus articuler ses récits autour de thématiques très en vue que les nouer au cœur de cet étrange institut de recherches qui pourtant ouvrait un large éventail de possibles. On le sait : lorsque le message et l’intention prennent le pas sur l’histoire, lorsqu’ils sont les véritables motifs de la fiction, le résultat peine souvent à convaincre. Cette « Ronde de nuit » apparaît donc en-deçà de ce que l’on pouvait espérer après avoir lu « Lapin maudit ». Reste un recueil intéressant, qui pourra ici et là faire frissonner l’amateur d’errances nocturnes, d’ambiances inquiétantes, de cauchemars éveillés.


Titre : La Ronde de nuit (한밤의 시간표, 2023)
Auteur : Bora Chung
Traduction du coréen : Kyungran Choi et Pierre Bisiou
Couverture : Silence, Cate Rangel
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages / Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 173
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : mars 2025
ISBN : 9782743666248
Prix : 19,50 €


Les éditions Rivages sur la Yozone :

- « Chants du cauchemar et de la nuit » par Thomas Ligotti
- « La vieillesse de l’axolotl » par Jacek Dukaj
- « L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns
- « L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
- « L’île de Silicium » de Chen Qiufan
- « La Messagère » de Thomas Wharton
- « Les Vagabonds » de Richard Lange
- « Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
- « Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
- « Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
- « N’aie pas peur du faucheur » de Stephen Graham Jones
- « Hiérarchie, la société des anges » par Emmanuel Coccia
- « De la réminiscence » par Maël Renouard
- « L’Attrapeur d’oiseaux » par Pedro Cesaro
- « Une bonne tasse de thé » par George Orwell
- « Petites choses » de Bruno Coquil
- « L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
- « Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre




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