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Chants du cauchemar et de la nuit
Thomas Ligotti
Rivages, collection Imaginaire, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique, 253 pages, janvier 2024, 9,20€


« Il ressentait visiblement une sorte de mal du pays – bien que le pays en question ne soit qu’un misérable taudis secrété par son esprit pourrissant. Sa psychose a de toute évidence engendré une effroyable contrée magique dont l’existence est un composant majeur de sa psychologie. En dépit de l’emphase malade de ses mille noms, il ne se conçoit que comme une personnalité mineure de ce monde-là – courtisan minable d’un royaume décati, riche en horreurs et en miracles. »

Avec “Petits jeux”, Thomas Ligotti donne le ton. Un psychiatre en milieu pénitentiaire, un tueur d’enfants, le dégoût et la lassitude d’un métier trop sinistre, trop éprouvant. Dans la douceur du cocon familial, le praticien s’épanche auprès de son épouse. Mais est-il bien prudent de lui parler des abominables petits jeux d’un de ses patients ? N’est-ce pas déjà, sans le vouloir, commencer à l’introduire dans son sanctuaire privé ? Pire encore : était-ce raisonnable, de la part de son épouse, d’apporter – certes en toute innocence – un artefact acheté dans la boutique pénitentiaire, où l’on trouve des produits manufacturés par les détenus ? Histoire d’une invasion, “Petits jeux”, peu à peu, fait frémir. On ne peut pas dire que l’on ne voit pas venir la fin, mais ce dévoilement est voulu et fait partie de la montée progressive de la tension, de la mise en scène de l’inexorable. Pas ou peu de surnaturel dans ce récit mais la psychopathologie horrifique et le mécanisme d’une fatalité survenant contre toute attente.

Psychiatrie encore avec “Rêve d’un mannequin”, dans lequel le trouble mental ne concerne pas seulement la patiente, adressée au narrateur par un de ses collègues, mais aussi ledit narrateur, dont on comprend peu à peu qu’il entretenait avec cette collègue une relation complexe faite de sentiments amoureux et de différends théoriques. Que le psychiatre soit aussi malade, sinon plus, que l’ensemble de sa patientèle ne prête ici guère à sourire, et l’on finit par se poser à son sujet bien des questions. La patiente – qui sur arrière-fond de dérives oniriques perd ses repères, ne sait plus si elle est une comptable rêvant chaque nuit qu’elle est l’employée d’une boutique passant son temps à déshabiller et à habiller des mannequins ou une employée de boutique de prêt-à-porter se rêvant comptable – finit par apparaître comme un cas d’école trop beau pour être réel, et l’existence même de la collègue pourrait bien être elle aussi mise en doute. Un onirisme pesant, les frontières brumeuses de la confusion et de l’obnubilation : quand l’esprit erre dans les marges de la dissociation et vacille sur les lisières de la psychose, le monde prend des allures troubles et se tisse de nouveaux mystères. On retrouvera d’autres mannequins, sous une facette plus classique et moins psychanalytique, dans le très grinçant “Dr Voke et Mr Veech” : quand l’un, hanté par des désirs trop humains, vient demander à l’autre, dans son atelier-mansarde habité par des mannequins et des automates, d’avoir en sa faveur recours à des stratégies surnaturelles, on peut deviner que tout ne se passera pas vraiment comme prévu. Destins tragiques pour tous, y compris pour le sorcier lui-même, dans ce récit où les humains, perdus dans la folie criminelle de leurs désirs, ne sont pas moins des automates que les automates eux-mêmes.

« Assurément cette ville n’est, dans ses moindres recoins, qu’un pitoyable cadavre ; et le quartier qui nous entoure a l’insigne honneur d’en être le cœur en voie de momification. Je suis, ma chère, tout dévoué à l’étude de son anatomie ; un médecin pathologiste, à ma manière, et ne m’échappent pas les nécroses que d’autres négligent. »

Esprit quelque peu malade encore avec “Le Chymiste”, long monologue au gré de la psychologie (très) borderline d’un narrateur venant de prendre dans ses filets une pauvre fille des quartiers miséreux qui, si elle avait un soupçon de jugeote, décamperait sans attendre. Mais l’embobineur embobine aussi bien la fille qu’un policier de passage, et débobine à tout va ses innocentes ou inquiétantes fadaises. Basé sur le tableau très classique du manipulateur que l’on rencontre à tous les coins de rue, pervers mais rationnel, malsain mais logique, glacé et sans états d’âme, le personnage du “ Chymiste” fait glisser sa pauvre proie sur les rails d’un destin que dès les premiers paragraphes l’on devine peu enviable. Riche en images, servi par une prose – plus exactement une faconde – inspirée et fleurie, ce récit n’épargne pas au lecteur le sinistre constat social de la misère, le teinte ici et là d’un soupçon d’humour noir, et propose un fin étonnante, façon weird, que le lecteur n’aura pas tout à fait vue venir.

« Mieux encore : l’histoire de ma vie pourrait être le sujet d’une peinture abstraite : un monde de fin du jour aux limites brouillées, sans centre ni point d’attache – passerelle sans rives, tunnel sans entrée ni sortie – existence crépusculaire, purement et simplement.  »

Est-il encore possible de faire quelque chose d’original sur le mythe éternel du vampire ? On pouvait en douter, mais avec “L’Art perdu du crépuscule”, Thomas Ligotti met en évidence une frontière entre les morts et les vivants qui n’avait pas encore été abordée. Une idée qui, si elle n’avait pas été servie par une prose esthétique, travaillée, riche en images, et par une de ces approches obliques et détournées dont Ligotti est friand, aurait pu apparaître comme excessive ou déraisonnable. Bénéficiant d’une véritable « patte » d’auteur et d’un sens consommé des ambiances, cet “Art perdu du crépuscule” montre à quel point l’équilibre que l’on peut trouver dans les marges demeure fragile, que la focalisation, la fatalité et l’inexorable sont toujours à l’affût. Dans le registre des variations sur des thèmes classiques, on peut oublier le folklore américain des épouvantails tueurs et maléfiques, ceux de Stephen King et de ses imitateurs sans nombre, parfois bien au-delà de ses propres frontières : on comprendra à quel point tout cela n’est que pacotille et cliché en découvrant l’épouvantail de “L’Ombre au fond du monde”, bien plus inquiétant encore que tous ceux que l’on a pu déjà rencontrer, une nouvelle qui pourra éveiller dans l’esprit des amateurs de Lovecraft des échos de « La Couleur tombée du ciel ». De même, comme l’avait montré Brian Evenson avec “Sœurs” dans le recueil « Comptine pour la dissolution du monde », on peut toujours trouver de nouvelles variantes sur le thème rebattu d’Halloween : avec “Conversations dans une langue morte” – un récit sans horreur directe, mais au fil duquel, à travers les réjouissances simples de la fête et les non-dits du vieillissement et de la mémoire, se dessinent peu à peu et comme en filigrane les horreurs et les misères du réel – on découvrira que dans l’ombre des citrouilles trop ostensiblement illuminées peuvent rôder d’inquiétants et tragiques fantômes.

Et après qu’il se fut illicitement introduit dans la bibliothèque de son père, il commença à se dresser, dans le moindre détail, la carte d’un univers mystérieux – lieu d’où le soleil avait disparu, où les villes étaient froides et sombres, où les montagnes frémissaient des monstrueuses choses qu’elles cachaient, où les forêts étaient agitées de vents secrets et les mers atrocement calmes.

Des mondes somptueux, effrayants, souvent morts, ou animés d’une existence qui n’est pas tout à fait celle que nous connaissons ; des terres et des entités nouvelles, des dieux dont la compréhension nous échappe ; des émerveillements et des effrois conjugués ; des ouvrages maudits ; les étendues sidérantes du temps et du cosmos : on reconnaîtra là bien des thèmes lovecraftiens. Dans ”Miss Plarr” c’est un enfant qui, dans une vaste demeure, va effleurer d’autres mondes grâce à une étrange gouvernante. Au lieu de prendre ses quartiers dans la chambre qui lui a été dévolue, celle-ci préfère s’installer comme un animal dans les combles, hante les ombres et les recoins, et se décide à lui dispenser un enseignement atypique – une histoire revue à travers le prisme, peut-être, de ses propres hantises – pour finir par lui faire découvrir, avant de mystérieusement disparaître, qu’il existe d’autres contrées que celles que nous connaissons. En lisant la première partie de “Nethescurial”, consacrée à la découverte et à l’étude d’un manuscrit caché, on pourrait croire avoir affaire à un texte de nature borgesienne. De fait, en soulignant à travers cette étude les thématiques, obsessions et schémas récurrents des récits de Lovecraft, qui sous la plume de continuateurs moins inspirés ont pu devenir clichés et facilités, “Nethescurial” semble correspondre à une critique en règle des œuvres du maître de Providence. Mais les choses ne sont pas aussi simples, car en dépit de la raison et du recul avec lesquels il considère ce texte découvert par hasard, le narrateur en subit bien malgré lui la vertigineuse influence. Dans “Vastarien”, un homme hanté par des visions et des rêves trouve dans une étrange librairie dodécaédrique un livre qui lui est destiné : en une fin lovecraftienne classique il finira dans un asile, mais la folie, comme le découvriront les soignants au sujet du fameux livre, n’exclut en rien le surnaturel. Plus long et plus ambitieux, “Le Tsalal” parle d’un village, de l’évocation d’une entité mystérieuse, d’un essai de retour en arrière, et, pour finir, avec une ambiguïté consommée, d’une menace jamais entièrement abolie, les villageois ayant au contraire réuni sans le savoir les conditions d’une possible résurgence.

Clou du recueil, ce « Tsalal  » apparaît comme un récit complexe, non linéaire, extraordinairement sombre, et, qui avec en particulier “Nethescurial” et “Vastarien” – mais sans pourtant exclure formellement les autres récits du volume – fait partie d’un ensemble de textes montrant à la fois comment l’auteur est marqué par l’influence lovecraftienne et comment il parvient, non pas à s’en affranchir entièrement, mais à s’en démarquer. Une différenciation qui ne semble pas se faire par principe, ni par une volonté systématique, mais répond à une technique narrative, une tonalité, un lexique, un sens des ambiances et des images particuliers, une écriture, qui apparaissent propres à Ligotti. C’est pourquoi, au contraire de tant d’autres, Ligotti ne semble pas œuvrer en simple continuateur, mais plutôt tracer une voie parallèle, avec son propre sentiment d’errer dans un monde sous la surface duquel est tapi l’indicible – quand cet indicible n’est pas niché sous la surface même de ses personnages – dans des atmosphères lourdes, troubles et obscures qui n’appartiennent qu’à lui.

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Titre :Chants du cauchemar et de la nuit
Auteur : Thomas Ligotti
Traduction de l’anglais (États-Unis) :Anne-Sylvie Homassel
Couverture : Chris Mars
Éditeur : Rivages (édition originale : Dystopia Workshop, 2014)
Collection : Rivages / Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 253
Format (en cm) : 11 x 17
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782743665593
Prix : 9,20 €


Les éditions Rivages sur la Yozone :

- « La vieillesse de l’axolotl » par Jacek Dukaj
- « L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns
- « L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
- « L’île de Silicium » de Chen Qiufan
- « La Messagère » de Thomas Wharton
- « Les Vagabonds » de Richard Lange
- « Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
- « Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
- « Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
- « N’aie pas peur du faucheur » de Stephen Graham Jones
- « Hiérarchie, la société des anges » par Emmanuel Coccia
- « De la réminiscence » par Maël Renouard
- « L’Attrapeur d’oiseaux » par Pedro Cesaro
- « Une bonne tasse de thé » par George Orwell
- « Petites choses » de Bruno Coquil
- « L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy
- « Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre



Hilaire Alrune
25 février 2025


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