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Le cyberespace de l'imaginaire




Messagère (La)
Thomas Wharton
Rivages, Imaginaire, traduit de l’anglais (Canada), entre-genres, 456 pages, mai 2023, 23€


« Les anomalies, les zones les plus instables… elles ne restent pas tout le temps au même endroit. Elles se dilatent, se contractent, se retrouvent là où elles n’étaient pas. On ne sait pas pourquoi. Quand on a détraqué cette région, je crois que quelque chose en a profité pour s’infiltrer. Quelque chose dont on ne voit jamais les contours et qui se faufile à travers le monde, à travers nous, avec ses objectifs propres, sa propre échelle temporelle. Pour cette entité, nous sommes peut-être les anomalies, les brèves déviations, les petites décohérences qui vont et viennent sans signification. Et encore. Elle ignore peut-être tout de notre existence.  »

Le Canada, à une époque qui pourrait être la nôtre. La famille Hewitt s’installe à River Meadows, là où le père, qui travaille dans une exploitation minière, a trouvé un travail grassement payé. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si la technique d’extraction d’un étrange minerai local, le « minerai fantôme » découvert en 1940 à Conjuring Creek par le géologue Ira Salomon (également naturaliste et auteur d’une théorie de l’évolution délirante), ne générait pas d’étranges phénomènes nommés décohérence. Ces moments de décohérence, également nommés « trébuches », l’auteur les rapproche de l’effet mental produit par la découverte du tableau « Jour et nuit » de Maurits Cornelis Escher. Des moments difficiles à expliquer, des instants où le monde semble s’arrêter, le réel devenir autre. Un effet que les scientifiques attribuent à une onde nommée DAS (décohérence aberrante spatio-temporelle) capable d’entraîner vertige, désorientation, surexcitation nerveuse, hallucinations visuelle et auditives. Ces décohérences habituellement fugaces entraînent parfois des effets prolongés – ainsi la jeune Amérie (orthographiée Amery en quatrième de couverture) se trouve-t-elle plongée quelques jours dans le coma. Quant aux effets à long terme de ces épisodes répétés de décohérence, la politique de l’autruche semble être la règle. On reconnaît là une préoccupation écologique du monde réel, où employeurs et employés des entreprises polluantes et même toxiques refusent de considérer les risques, les parents allant même jusqu’à refuser les dosages toxicologiques préconisés chez leurs enfants, car ce serait reconnaître que leur activité les empoisonne et poserait de manière cruelle le problème d’une impossible reconversion.

Mais « La Messagère » ne se limite ni à l’écologie ni à cette trame narrative, qui s’interrompra partiellement en raison d’un accident industriel non précisé et de l’évacuation forcée, et définitive, de la région de River Meadows. En parallèle, on suit un jeune homme du nom de Michio, recruté comme « piétineur de sentier » par un mystérieux employeur qui, cherchant à donner un aspect humain à une parcelle en cours d’aménagement, recrute des individus pour fouler et arpenter naturellement de nouvelle pistes créées en forêt – des pistes ou Michio fait d’étranges expériences, celles de chemins impossibles se surajoutant inexplicablement, et de manière fugace, aux sentiers mille fois arpentés, des chemins qui ne devraient pas être là où ils sont et où le temps ne s’écoule pas comme il le devrait. En parallèle, on suit une jeune femme nommée Claire dans un monde qui semble être le même une ou deux décennies plus tard, un monde où le climat a été régi par des nuages intelligents résultant de la technologie, nuages avec lesquels les scientifiques ont perdu le contact. Un monde où l’effondrement écologique s’est considérablement aggravé et où les espèces continuent à disparaître inexorablement. Ce monde futur n’est pas tout à fait le nôtre, car c’est sur une île correspondant à l’ancienne Atlantide que Claire va séjourner, officiellement pour y mettre à jour un guide touristique, mais en réalité pour en rapporter ce qu’on devine être le fruit illégal d’un trafic ou d’une exploitation d’espèces protégées. En parallèle, dans ce même monde futur, la jeune Amérie Hewitt, devenue adulte, a cessé de donner de ses nouvelles. Son frère Alex part à sa recherche, et il sait où la chercher : dans la zone désormais interdite de Rivers Meadows, là où ont lieu d’étranges phénomènes, dans les zones précédemment arpentées par Michio, dans un territoire fortement inspiré par la Zone du célèbre « Stalker – Piquenique au bord du chemin » des frères Strougatski.

« La vie, entité unique et singulière, cherche à s’exprimer sous de nouvelles formes qu’elle met au monde en les rêvant, tout comme nous vivons d’autres vies évanescentes en songe. »

Un soupçon d’effleurement quantique avec le terme sans doute sciemment choisi de décohérence, un brin de thriller avec les rendez-vous secrets et manqués de Claire au cours de sa mission, une pincée de science-fiction avec les nuages intelligents, une forte dose de préoccupations environnementales, « La Messagère » emprunte donc à bien des genres, avec ici et là des aspects poétiques ou philosophiques. Pourtant, là où le roman s’avère le plus convaincant, c’est sans doute dans la dernière partie, où les singularités de la zone du minerai fantôme se font de plus en plus frappantes, et évoquent de plus en plus ouvertement la Zone d’Arcadi et Boris Strougatski. Une Zone à laquelle des éléments tels que “Les brusques éruptions d’air surchauffé qui ébouillantent la peau. Les nœuds de pression parfois invisibles, qui fendent les os. Les trous de mémoire qui vous embrouillent le cerveau pendant des heures, voire pour toujours” font on ne peut plus clairement référence. Une zone dans laquelle la tonalité et les ambiances du roman gagnent en homogénéité et en cohérence, un no man’s land où rien ne sera jamais expliqué mais où beaucoup finira par cristalliser.

Pour autant, tout n’est pas absolument convaincant dans ce volume qui à force de grappiller ici et là à travers les genres pourra laisser quelques lecteurs perplexes. Si l’auteur parvient en fin de roman à retomber sur ses pieds (les longues descriptions de jeux vidéo sur lesquels travaille le personnage répondent aux désirs d’un autre monde et finissent par rejoindre une thématique naturaliste, et voir l’inclusion de River Meadows dans les mondes fictifs) et à faire fusionner ses différentes trames narratives, on peut aussi avoir l’impression que les morceaux ne sont qu’imparfaitement congruents. Par exemple, l’aventure de Claire, qui semble tirée d’un tout autre roman, n’y apparaît liée qu’artificiellement par le fait qu’elle ait grandi à River Meadows, et la bascule de son existence du trafic à la sauvegarde d’une espèce naturelle (encore l’auteur n’explique-t-il pas comment elle parvient à sauver une espèce d’oiseau avec un seul œuf) apparaît certes poétique, mais peu convaincante. Les lecteurs chagrins, ou attentifs, pourront reprocher plusieurs deus ex machina flagrants, comme la présence d’une arme à feu dans les affaires d’Alex (sans aucune cohérence avec la nature de ce personnage ni son absence totale de préparation puisqu’il n’a pas le matériel élémentaire pour s’introduire dans la zone), ou la technologie rémanente dans un monde post-effondrement avec le robot ou le terminal informatique (le « semi-vivant » des oiseaux) permettant de commander aux nuages, d’autant plus improbable, sinon miraculeux, que ladite technologie demeurait sans effet dans le monde pré-effondrement, à une époque où la science et les compétences pour la faire fonctionner étaient là.

« Les oiseaux n’ont pas adopté une langue commune pour nous parler, mais pour nous survivre. »

Mais si le roman en définitive fonctionne, c’est parce qu’il s’extrait des ornières des genres pour se diriger, in fine, vers le domaine de la fable. Dans une fin poignante, une fin optimiste, lumineuse, qui tranche avec la dégradation du monde menacé que nous connaissons, on découvre les trajectoires d’Amérie – que son frère ne reverra jamais – et de ses descendants, une Amérie qui, enfant, pouvait être considérée comme bizarre car elle sifflait et chantait en réponse aux oiseaux. Dans ce monde de fable raconté par les oiseaux eux-mêmes, les langages fusionnent, l’harmonie du monde renaît, comme, ou peut-être mieux, que dans le monde perdu des origines.

Avec son postulat étrange, un brin d’impossible, une fin ouverte et bien des éléments restant inexpliqués – le lecteur féru d’explications pourra rester quelque peu frustré – cette « Messagère », dans sa tonalité et son positionnement quelque part à la croisée des genres, fait songer à des romans comme « Le Livre de M » de Peng Shepherd ou « Station Eleven » d’Emily St John Mandel. Littérature générale infusée par les thématiques de l’imaginaire, marquée par des préoccupations contemporaines comme l’écologie et l’effondrement, « La Messagère » fait vagabonder le lecteur dans des territoires étranges, dans un ou plusieurs futurs possibles, et le guide à l’orée d’un univers caché, un monde parallèle ou interstitiel, poétique, merveilleux, un monde magique où tout pourrait recommencer.


Titre : La Messagère (The Book of Rain, 2022)
Auteur : Thomas Wharton
Traduction de l’anglais (Canada) : Sophie Voillot
Couverture : Black Sun # 16 par Søren Solkær
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 456
Format (en cm) : 22,5 x 15,5
Dépôt légal : mai 2023
ISBN : 9782743659943
Prix : 23 €


Les éditions Rivages sur la Yozone :

- « Un bon indien est un indien mort » de Stephen Graham-Jones
- « L’île de Silicium » de Chen Qiufan



Hilaire Alrune
25 juin 2023


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