Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Hiérarchie. La Société des anges
Emanuele Coccia
Rivages, collection Bibliothèque Rivages, traduit de l’italien, essai, 263 pages, novembre 2023, 19€

Les lecteurs de la Yozone, grands amateurs de science-fiction, sont régulièrement confrontés à diverses formes de théologie. On pense en tout premier à l’oeuvre de Roger Zelazny, mais on peut citer bien d’autres auteurs, comme Norman Spinrad et son « Deus ex » dans le volume « De l’autre côté du réel » ou James Morrow avec son Dieu géant tombé dans la mer (la Trilogie de Jehovah). Pour ce qui est précisément des anges, on en trouve beaucoup dans la fiction, sous des formes souvent étonnantes, comme dans « Titan » de John Varley. Et même les interrogations d’un théologien classique, comme le fameux écossais Duns Scott (1266 – 1308, également cher à l’auteur de polars futuristes Maurice G. Dantec), qui se demandait très sérieusement combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle, sont mentionnées dans des œuvres rien moins que futuristes comme « Les Portes de la délivrance », le tome I de « Salvation » de Peter F. Hamilton.



« La théologie chrétienne a libéré une imagination normative si explosive et débridée que, par comparaison, le plus brillant des romans de science-fiction semble un pâle exercice de style. La loi s’exprime maintenant par des figures insolites : des corps humains engendrés par parthénogenèse et qui peuvent renaître deux mille ans plus tard à partir d’un morceau de pain soumis à une formule magique (hoc est corpus meum), des rituels cannibales, des divinités masculines schizophrènes dotées de trois personnalités et d’une substance unique, des corps ensanglantés suspendus à des morceaux de bois placés au centre d’immenses et très hautes pièces. »

On le comprend à la citation ci-dessus : les fictions composites que nous évoquions plus haut témoignent de la contamination de l’imaginaire contemporain par des fictions bien plus anciennes. Si les amateurs de théologie se font rares, les mythes des précédents millénaires survivent à leur manière dans les légendes les plus modernes, se glissant en d’étranges résurgences au cœur des inventions du futur et des technologies à venir. Mais ces mythes anciens, nous les connaissons pour la plupart assez mal. Avec les quatre essais rassemblés dans ce volume – “Hiérarchie”, “La Société des anges”, “Hénoch”, et enfin “Masse et pouvoir” – Emanuele Coccia nous apprend presque tout sur les étranges créatures que sont les anges.

« L’ange est terrible précisément parce qu’il montre qu’une divinité n’a d’autre forme d’existence visible que celle du pouvoir qu’elle exerce, et que le pouvoir n’a d’autre but que de diviniser et de rendre supérieur celui qui l’exerce. »

Dans “Hiérarchie”, qui occupe plus de la moitié du volume, Emanuele Coccia, à travers mille et une sources disparates, Pères de l’église et autres – car si l’on a beaucoup écrit sur les anges, on ne l’a guère fait en monographies ou en traités spécifiques – nous en apprend beaucoup sur leurs caractéristiques, mais aussi sur leur ambiguïté fondamentale en tant qu’entités intermédiaires entre Dieu et les hommes, en tant que créatures divines mais aussi capables de chuter, et donc diables en puissance : n’oublions pas qu’en hébreu le mot diable signifie « celui qui tombe d’en haut. » Ces sont des théurges : “Ils n’ont pas la simple tâche d’énoncer et de faire connaître le divin, mais celle de produire le divin, de rendre l’homme divin”, explique l’auteur. Ils ont une nature (physis), ils appartiennent à une classe et ont un rang (taxis) ils ont des fonctions (praxis). Administrateurs sans nombre (dans le Livre d’Enoch, ils sont répartis sur 496 000 myriades de parcelles ; selon l’Apocalypse de Sophonie ils sont des myriades de myriades, des milliers de milliers ), ce sont aussi des simulacres presque au sens dickien du terme, ils n’ont pas vraiment de corps et sont avant tout des effigies (effigiem), des machines à reproduire la divinité, des automates dépourvus d’affect – des clones divins, serions-nous tentés d’écrire. Chambellans et caméristes, ouvriers au service de la divinité, travailleurs infatigables dont chacun des actes est liturgique, aux deux acceptations possibles, car à l’origine la liturgie n’était pas un terme religieux mais désignait une tâche directement utile, un service rendu à la cité, une sorte de service public intérêt général. Ce sont des êtres stériles dont une partie des tâches – régir les cités du ciel destinées aux hommes dans un lointain futur – sont également stériles. Ce sont, précise Coccia, des “mercenaires à la solde de leur créateur”, exécutant sans scrupules la volonté de Dieu aussi bien pour aider les hommes que pour faire tomber sur eux les fléaux de l’apocalypse.

« On ne peut penser, comprendre la nature de l’ange sans définir l’étrange destin du premier d’entre eux, leur plus ancien commandant (…) »

Dans “La Société des anges”, nous comprenons que cette société angélique est la toute première société d’êtres conscients et rationnels (ce qui exclut du champ de la comparaison les sociétés d’insectes qui préexistaient largement aux sociétés humaines) dans l’histoire du monde, bien avant celles des hommes. Dans “Hénoch”, nous découvrons à travers le cycle d’Hénoch un mythe alternatif selon lequel le péché originel n’est plus causé par les hommes : c’est ici l’infraction angélique qui est source du malheur des anges tout autant que des humains. La contamination de la nature causée par les forces angéliques, leur interaction trop forte avec les femmes est la source et la cause originale des malheurs de ce monde – le libre arbitre des hommes n’y est donc pour rien. Dans “Masse et pouvoir”, Emanuele Coccia rappelle que les mythes possèdent des propriétés normatives capables de donner forme à la vie d’une société, et celui des anges plus encore puisqu’ils sont les administrateurs et les bureaucrates d’une cité parfaite qui attend les futurs immigrants humains de la fin des temps. Alors que l’on peut en avoir une vision marginale et décorative, les anges sont acteurs, effecteurs, car hiérarchie signifie au sens étymologique du terme « pouvoir sacré » : puissance exécutrice et magistrature, ils sont non seulement agissants (praxis), mais sont aussi taxis, c’est-à-dire ordre et organisation. Et ceci aussi bien dans leur fonction originale, divine, que dans leur contre-fonction, celle des anges déchus, c’est-à-dire des démons, parfaits régisseurs de l’enfer. C’est dire que la cité des anges, celle qui attend les méritants, et l’enfer, qui ouvre ses portes aux autres, sont deux lieux d’accueil également accomplis. Gilles de Rome l’écrivait au treizième siècle : “de même que les bons anges se consacrent au salut des élus, de même les démons, par leur méchanceté, sont organisés de telle sorte qu’ils puissent nuire aux hommes le plus possible.” Si donc la perfection n’est pas de ce monde et de notre vivant nous échappe, nous pouvons être rassurés, car, quel que soit notre destin – aller au paradis ou croupir en enfer – nous finirons par la rencontrer.

« Si l’homme, comme on l’a dit, est l’être pour-la-mort ; l’ange est, dans le cosmos, l’être pour-la-chute, le dieu qui peut tomber. »

Nous n’en dirons pas plus, si ce n’est que nous n’avons abordé ici que quelques éléments parmi une pléthore de fictions et de subtilités rapportées et synthétisées dans un ouvrage d’une érudition peu ordinaire (l’auteur précise que sa recherche s’est étendue sur deux décennies), un essai riche et dense agrémenté en fin de volume d’une quarantaine de pages de notes, sources et références. Pour ceux qui, comme Jorge Luis Borges, considèrent la métaphysique et la théologie comme des branches de la littérature fantastique, cet essai d’Emanuele Coccia apparaît comme une belle et passionnante lecture.


Titre : Hiérarchie. La Société des anges
Auteur : Emanuel Coccia
Traduction de l’italien : Joël Gayraud
Couverture : La Milice céleste (détail) par R. Guariento di Arpo ©De Agostini / Getty Images
Éditeur : Rivages
Collection : Bibliothèque Rivages
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 263
Format (en cm) : 11,5 x 19,5
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 9782743661106
Prix : 19 €



Hilaire Alrune
23 février 2024


JPEG - 35.7 ko



Chargement...
WebAnalytics