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Vivonne
Jérôme Leroy
La Table Ronde, roman (France), poésie et fin du monde, 407 pages, janvier 2021, 22€

Futur très proche, avant 2030. Les Dingues sont au pouvoir, la Nature se déchaine sur Paris, le Stroke, la Grande Panne, est pour bientôt. Alexandre Garnier, éditeur parisien, voit son monde s’écrouler, et fuit dans sa maison de campagne en Normandie. Là, dans sa bibliothèque, il a une sorte d’épiphanie : par jalousie, il a saboté le succès éditorial de son ami d’enfance, Adrien Vivonne, dont la poésie touche, contamine tous ceux qui la lisent, leur apportant plénitude et échappatoire à ce monde devenu fou.
Tandis que la France est déchirée par les milices paramilitaires, Alexandre se souvient. Il part à la recherche de son ami, disparu depuis vingt ans, et remonte le fil d’une existence toujours à la marge, hors du monde... Interrogeant des femmes qui l’ont rencontré, il tente de reconstituer le puzzle Vivonne.



Jérôme Leroy double le coup de maître de son excellente trilogie jeunesse « Lou après tout ». Il reprend cet avenir si proche, ce monde prêt à la rupture, avec les fascistes au pouvoir (c’est déjà d’actualité), les catastrophes climatiques plus fréquentes et plus violentes, qui laissent les sociétés désemparées, privées d’électricité, d’eau et d’internet (comme quoi, on est bien peu de choses), et l’épée de Damoclès d’une coupure mondiale du réseau, acte terroriste suprême.
Garnier, prenant conscience de la fragilité de l’existence, de la sauvagerie de ses contemporains, remet la main sur un des trop rares exemplaires des poèmes de Vivonne. Son ami, qu’il a de tout temps jalousé. Son ami hors du monde, déconnecté des réalités, trop rêveur pour réussir, tandis que Garnier s’est fait une place, du réseau, outils dont il s’est servi pour se venger, pour enterrer Vivonne dans l’anonymat, loin du succès qu’il méritait.
Et Garnier de réaliser que quiconque a lu Vivonne a été frappé par ses textes, y trouvant toujours une résonance, s’identifiant parfaitement, se voyant au cœur des paysages et des émotions mises en vers. Malade, à bout de nerfs, il veut retrouver Vivonne, lui demander pardon : ce sera sa rédemption.

Et Jérôme Leroy de nous déconstruire tout le récit. Loin d’une épopée d’apocalypse, « Vivonne » emprunte à tous les genres, tous les styles : récit direct des événements en légère focale externe pour Garnier mais aussi pour Chimène, une milicienne de Nation Celte témoin d’une évasion par poème interposé ; biographie très distanciée des jeunes années d’Adrien, commençant à la rencontre de ses parents et leur vie à Rouen ; témoignage de Béatrice, une bibliothécaire tombée sous le charme de ses poèmes, qui a elle aussi remonté la piste de l’auteur pour le convaincre de venir chez elle, puis vivre avec elle, jusqu’à ce qu’il s’évapore à nouveau... Enfin, le roman est encadré par les événements qui surviennent dans les îles grecques, lorsque les troupes des Dingues s’en prennent aux communautés de la Douceur, des populations qui ont refusé la violence et révèrent la poésie de Vivonne comme un texte essentiel, presque saint.

Le mélange est fabuleux. Chaque passage est assez long, pour nous laisser le temps de nous (ré)immerger dans le rythme, l’époque, les lieux, du Rouen des années 60-70 à la France de 202 ?. De Paris à Doncières en passant par la Grèce. Chaque locuteur a sa voix propre, décrit des mondes qui nous semblent parfois très différents, presque incompatibles, d’une France fin XXe, tranquille et indolente, aujourd’hui disparue, au présent empli de bruit, de peur et de colère. Un monde duquel Adrien Vivonne a disparu, mais où ses œuvres, pourtant tirées au plus chiche - Garnier y a veillé - semblent partout connues de tous, ayant imprégné, contaminé chaque lecteur qui aura eu à cœur de transmettre cette beauté révélée. Jusqu’au milieu des combats de rues de la guérilla à laquelle participe Chimère.

Lentement, doucement, Jérôme Leroy instille, au milieu de son histoire de poète insaisissable, une pointe de fantastique. C’est d’abord une vieille dame en Ephad qui s’évanouit sans laisser de traces, juste un recueil de Vivonne qu’elle lisait. Chimère constate la même chose avec son prisonnier, le buffet truffé de plomb, qui a disparu, envolé. Et il ressort peu à peu des témoignages que la poésie de Vivonne a des pouvoirs magiques, elle subjugue ses lecteurs, comme tous l’attestent, tout comme Vivonne, bien que ne payant pas de mine, subjugue toutes les femmes qu’il croise. Elles tombent toutes sous son charme, son détachement des choses matérielles, sa distance avec le monde réel, mais surtout sa capacité à voir le Beau en toutes choses. Et quasi sans jamais citer le moindre vers de Vivonne, mais en saupoudrant son roman de références, réelles ou fictives, le rendant érudit mais toujours accessible, l’auteur nous emporte avec lui dans sa quête d’un fantôme, d’un homme qui refuse la normalité imposée par la société, préférant vivre à son rythme, celui de la Nature, dans les marges, en bordure du monde, entretenant à son insu, et son corps défendant, son propre mythe naissant.

De fait, il est difficile de raconter « Vivonne », tant le roman est dense. Chaque facette du récit fourmille de détails, d’ellipses, d’échos. La chronologie bouleversée nous fera découvrir tardivement des personnages présentés dès le début ; certains déclics surviendront, notamment pour qui aura lu « Lou après tout ». La guérilla à laquelle participe Chimène/Chimère est oppressante, à cent lieues du récit de Béatrice sur les années Doncières, pourtant sa quête d’Adrien est plus fiévreuse. Jérôme Leroy nous prend à contrepied, imposant dans la plupart des passages une tension, cette même attraction des lecteurs pour la poésie de Vivonne, qui nous entraine dans leur récit, leur témoignage, quoi qu’il s’y passe. Seuls les extraits de l’essai de biographie, plus distancié, plus historique, se lisent avec peut-être moins d’implication, d’immersion, de tripes, mais même eux recèlent ces étincelles d’étrangeté, de merveilleux qui émanent de leur sujet.

Je ne suis pas très « littérature blanche ». Mais « Vivonne » ne rentre dans aucune case, touchant à tout, de la chronique sociétale à l’anticipation politique, du thriller psychologique au roman français réaliste, saupoudré de cette pincée de merveilleux. C’est une histoire triste qui parle d’amour à la fois inconditionnel et partagé, c’est le croisement de deux amis qui ont pris des voies très différentes et que la vie récompense malicieusement, prenant tout à celui qui avait cru réussir et donner l’immortalité à celui qui ne la cherchait pas.
« Vivonne », ça se lit doucement, chapitre après chapitre, en laissant chaque texte faire son lit dans notre mémoire, en laissant Vivonne imprégner nos pensées, notre regard sur le monde.
Et encore une fois, c’est très bien écrit, immersif, chaque style est maîtrisé, c’est érudit mais jamais professoral, et à moins d’égaler la culture de l’auteur, on ne saura jamais vraiment où commence la fiction, tant il a bien truffé le monde de son roman des publications de son personnage.

Lire un roman est une expérience, qui diffère pour chaque lecteur, que l’auteur, une fois son texte imprimé, ne maîtrise plus totalement. Jérôme Leroy réussit un coup de maître avec « Vivonne ». A l’image des œuvres de son héros éponyme, même noyé dans la surproduction éditoriale, le roman laissera une trace profonde et indélébile en vous.


Titre : Vivonne
Auteur : Jérôme Leroy
Couverture :
Éditeur : La Table Ronde
Collection : Vermillon
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 407
Format (en cm) : 20,5 x 14 x 3
Dépôt légal : janvier 2021
ISBN : 9782710388982
Prix : 22 €


Grand prix de l’imaginaire 2022

Jérôme Leroy sur la Yozone :

- « Lou après tout T1 : Le Grand Effondrement »
- « Lou après tout T2 : La Communauté »
- « Lou après tout T3 : La Bataille de la Douceur »
- « Nager vers la Norvège »
- « Le Cimetière des plaisirs »
- « Les Filles de la pluie »
- « Un peu tard dans la saison »
- « L’Ange gardien »
- « Physiologie des lunettes noires »
- « Norlande »
- « Big Sister »


Nicolas Soffray
11 mai 2022


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