« Le soleil se couchait sur l’autre bord, la rivière sentait la vase, et entre les tours de l’abbaye, des choucas s’affairaient comme d’énormes et caquetantes araignées occupées à tisser une invisible toile. »
Pas de titres de chapitres ni de table des matières pour ce « Traverses » qui emmène le lecteur un peu partout et surtout dans un grand nulle part. Il est vrai que des noms de lieux tels que Denain, Leers, Longwy, Hayange, la centrale de Cattenom, Hagondange, Pont-à-Mousson ou Le Creusot n’auraient pas fait des invites très attractives. Une errance en apparence éclectique et chaotique mais une série de lieux qui, du Nord-Est de la France à Clermont-Ferrand et même à Marseille se révèleront unis – sans que l’auteur ne formule vraiment son projet, sauf peut-être dans les toutes dernières pages – par le mince fil d’Ariane des bourgs et des petites villes autrefois prospères mais que la désindustrialisation aura renvoyés à un éternel purgatoire de stagnation, de déclin, de grisaille.
« Et les locomotives aux longs capots inclinés et symétriques, caractéristiques au niveau de l’Est et connues localement sous le nom de crocodiles, s’accouplent en crépitant avec les fils électriques par le truchement de leurs pantographes érectiles. »
Des temps passés qui auraient pu être abordés à travers la visite des sites dévolus au patrimoine industriel, mécanismes rutilants présentés dans les musées, salles de machines transformées en temples, halls d’usine rénovés et baignés de lumières d’église. Il n’en sera rien. Jean Rolin déambule, perambule et surtout dérive, baguenaude au gré de ses humeurs, se laisse passivement emmener par ses contacts sur place – de vagues connaissances dans les milieux artistiques et de la culture – à travers les zones urbaines ou péri-urbaines de petites villes autrefois industrieuses et à présent moribondes. Numéros de nationales et de départementales, petites routes boueuses, noms de rues, zones innominées et terrains vagues, ronds-points donnant à la longue l’impression continue d’un même labyrinthe cauchemaresque, souvenirs de grèves et de syndicats autrefois utiles mais devenus coquilles creuses, mondes tragi-comiques ou un brin sinistres tissés de grisaille prosaïque, c’est vers une France-d’en-bas que Jean Rolin emmène le lecteur, non pas pour lui en dresser les mérites, mais, peut-être, au contraire, pour lui faire savourer le bonheur de ne pas y être tout à fait englué.
« Ainsi l’espace limité dévolu au salon – de la taille à peu près d’une salle de sports dans un établissement moyen d’enseignement secondaire – accueillait-il au moins six hommes armés, ce qui ménageait des opportunités de carnage telles qu’il ne s’en rencontre que très rarement dans des manifestations littéraires. »
La description ad nauseam des bistrots, serveuses, clients, hôtels miteux, les titres du journal local et les faits divers du jour : nombreux sont les récits de voyage à la lecture desquels on comprend très bien que leurs auteurs, peinant à trouver suffisamment de matière pour nourrir leur copie, n’ont guère d’autre choix que de se laisser aller à ce type de remplissage. Jean Rolin n’échappe pas toujours à la règle – on a pu le voir même en des lieux exotiques tels que « Pereliu » – mais ici, ces aspects laborieux sont pleinement volontaires et viennent appuyer le sentiment de déréliction, d’impasse, de grisaille quotidienne, de journées sans intérêt mais qui pourtant sans cesse se répètent. Il en est de même pour la triste litanie des marques, le carrousel anti-poétique des enseignes et chaînes – Carrefour, Formule 1, Campanile, Quick, Jardiland, Super U – leitmotive de l’omniprésence d’un même anti-paysage urbain, sorte de junkspace carcéral dans lequel se trouvent enfermées ces zones anti-touristiques que sont devenues, parfois même jusqu’à leur cœur, les cités autrefois industrieuses choisies par Jean Rolin comme but et théâtre de ses vagabondages.
« Et c’est ainsi que jaillissant en trombe d’un nuage, dans lequel je m’étais longtemps tenu caché, pour piquer sur un groupe de bimoteurs Heinkel 111, je disparus en plein ciel de gloire, à Dijon, dans la nuit du 9 au 10 septembre 1997. »
On a ici et là quelques réflexions intéressantes – le goût des photographies d’amateurs – et la prose de l’auteur est toujours agréable et servie par une ironie à la fois bienveillante et détachée, mais, s’il subsiste ici et là quelques brefs éclairs d’humour et un joli sens de la formule, on est loin de l’époque, qui semble depuis longtemps révolue, des récits de voyage poétiques et fantaisistes comme pouvaient l’être le « Journal de Gand aux Aléoutiennes », « La Frontière belge », ou « La Ligne de front ». L’arpentage de lieux moribonds perdus dans les ruines de leur désindustrialisation, il est vrai, ne s’y prêtait guère. Une dérive alcoolisée à la Jean-Claude Pirotte, une errance désabusée à travers des lieux sans charme, une démarche littéraire floue finissant par se perdre dans des élucubrations décalées viennent en bien meilleure adéquation avec ces zones perdues dans le souvenir de temps meilleurs, égarées dans la mémoire d’un passé où le futur pouvait encore paraître radieux.
Titre : Traverses
Auteur : Jean Rolin
Couverture : Loustal
Éditeur : La Table Ronde (édition originale : Nil éditions, 1999)
Collection : Le Petite Vermillon
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 137
Format (en cm) : 11 x 17,7
Dépôt légal : janvier 2025
ISBN : 9791037114747
Prix : 7,80 €
La Table Ronde sur la Yozone :
« Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin
« Un Effondrement parfait » par Jérôme Leroy
« Tarentule » par Eduardo Halfon
« Halfon Boy » par Eduardo Halfon
« Un espion en Canaan » par David Park
« Mes désirs futiles » de Bernardo Zannoni
« Mary Toft ou la reine des lapins » de Dexter Palmer
« Aux deux magots » par Jean-Paul Caracalla
« Mots de table, mots de bouche » de Claudine Brécourt-Villars
« Le Chewing-gum de Nina Simone » par Warren Ellis
« Daimler s’en va » de Frédéric Berthet
« Entre midi et minuit » de Thierry Radière
« Je ne suis pas un héros » de Pierre Autin-Grenier
« Cent courts chefs-d’œuvre » de Napias et Montal
« Les Dimanches de Jean Dézert » de Jean de la Ville de Mirmont
« César Capéran » de Louis Codet
« Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
« En remontant le boulevard » de Jean-Paul Caracalla
« Vagabondages littéraires dans Paris » de Jean-Paul Caracalla
« Je connais des îles lointaines » de Louis Brauquier
« Quinzinzinzili » de Régis Messac
« Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
« La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
« La Reine des Souris » de Camilla Grudova
« Mary Ventura et le neuvième royaume » de Sylvia Plath
« Los Angeles » par Emma Cline
« Jamais assez » par Alice McDermott
« Et M*** » par Richard Russo