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Mots de table, mots de bouche
Claudine Brécourt-Villars
La Table Ronde, collection La Petite vermillon, n° 328, lexique, 441 pages, mai 2023, 9,60€


Avec « Mots de table, mots de bouche », Claudine Brécourt-Villars affiche clairement son propos : dans l’immense corpus de la lexicographie gastronomique, se limiter à cinq cents entrées sur les cinq derniers siècles. Même si l’on trouve dans l’ouvrage quelques citations permettant de remonter plus loin dans le passé, l’objectif est tenu. Ce petit volume facile à glisser dans une poche en contient néanmoins bien plus que l’on en pourra absorber en quelques années d’agapes, et tout lecteur y trouvera forcément plus d’un plat à son goût.

Chacun sait qu’il n’est pas besoin d’être cannibale pour dévorer des religieuses, mais qui sait qu’en matière de sucreries les Ursulines ont également un goût délicieux ? Autres membres de congrégations religieuses, les Feuillantines et Visitandines ne sont pas moins délectables. N’oublions pas les Béatilles, les Jésuites, les nonettes, les pascalines nommées d’après les fêtes de Pâques, et même les alléluias eux aussi sucrés, sans compter les oublies qui sont les anciens noms de l’hostie. Les anticléricaux pourront faire la fine bouche devant le pet-de-nonne et se consoler dans le registre luciférien, plus carné, avec les diablotins à la saveur très épicée ou les volailles cuites à la diable. Ceux qui pour leur part souhaiteront poursuivre dans la lignée d’un cannibalisme figuré dévoreront la société par les deux bouts en se régalant de mendiants et de financiers, ceux qui ne goûtent guère les charmes de la Province pourront se contenter des oreilles de Parisien, qu’ils trouveront décrites à l’entrée « rissole ». Quant aux provocateurs, toujours pour rester dans le cannibalisme d’opérette, ils prendront un malin plaisir à déguster à la face constipée des wokistes et autres suppôts de la cancel culture une Tête de Nègre ou un savoureux Nègre en Chemise.

L’intérêt de ce « Mots de table, mots de bouche » ne se limite pas à nous expliquer l’origine de termes connus ou à nous faire découvrir des mets dont nous ignorions l’existence, il s’appuie également sur bien des citations savoureuses d’auteurs (des classiques comme Huysmans, Flaubert, Proust, Mirbeau, aux modernes comme Vautrin, Dard, Yourcenar ou Perec), de gastronomes ou de cuisiniers. Un travail soigné, même s’il est possible de noter à l’occasion une coquille (l’extrait de « Mme Bovary » en page cinquante-deux parle d’osmazône pour osmazôme), mais il est vrai que la différence d’une seule lettre peut tout changer. Ainsi ne sait-on pas s’il faut écrire, en parlant d’une épaisse tranche de bœuf découpée dans la tête du filet, Chateaubriant ou Chateaubriand. Le nom propre donné à cette pièce de bœuf ne serait donc peut-être pas un hommage au vicomte François-René de Châteaubriand, bien connu des lettrés pour ses « Mémoires d’outre-tombe », mais au comte de Châteaubriant (avec un « t ») qui, dit-on, “aurait saigné sa femme aux quatre membres pour la consommer grillée avec ses concitoyens pour se venger des faveurs qu’elle accordait à François Ier.” Comme quoi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la vengeance n’est pas toujours un plat qui se mange froid.

Une lecture attentive de cet ouvrage montrera à quel point la gastronomie est indissociable… de tout le reste. On a l’impression, en feuilletant ce « Mots de table, mots de bouche », d’être devant une de ces collections de timbres à travers lesquelles les enfants d’autrefois découvraient l’immensité et la complexité du monde. Par exemple l’histoire (la sauce à la d’Albuféra), la géographie (le Paris-Brest, le Pithiviers, le Plombières), les personnages célèbres, souvent princes, ducs ou généraux, mais parfois aussi égéries ou demi-mondaines (à la Richelieu, à la Soubise, le veau Orloff, les pommes Anna…), mais aussi les arts comme avec le Salambô (simplifié avec un seul « m », et parfois sans l’accent circonflexe), à la frontière entre gastronomie, littérature, et musique, puisque ce gâteau au kirsch, au caramel et au fondant vert fut créé et baptisé en l’honneur du succès de l’opéra d’Ernest Reyer adapté de l’œuvre de Flaubert.

Caramel et fondant vert ne sont qu’un exemple des mille et une couleurs dont il est question dans cet ouvrage. Pour l’anecdote, notons que le terme cordon bleu fait référence aux cent Chevaliers de l’ordre du Saint Esprit dont les tables étaient d’une richesse proverbiale : peut-être la bonne chère est-elle le maillon manquant entre monde terrestre et monde céleste. Toujours dans le registre du bleu, on apprendra que les viandes « à l’écarlate » ne sont pas uniformément rouges mais bien rouges et bleues, car ce terme dérive, via le latin, du mot persan « sagirlât » désignant un précieux tissu bleu pourpré.

Ce « Mots de table, mots de bouche » flatte les papilles ; il permettra également de flatter la vanité. Pour qui souhaite briller en société, c’est-à-dire le plus souvent à table, ce petit livre est parfait. Il ne s’agit pas seulement de glisser la différence souvent méconnue entre abats et abattis, de taquiner les amoureux des chats en mentionnant ces délicieux « lapins de gouttière » dont Zola prétendait qu’ils miaulaient encore dans l’assiette, de rappeler que le néologisme « amphitryonner » au sens « présider ou offrir un repas » fut inventé par Barbey d’Aurevilly, ou que les épigrammes, courtes pièces en vers se terminant par un trait saillant, se dégustent aussi en gastronomie sous une forme sans doute moins caustique et peut-être plus digeste, mais d’expliquer des éléments moins connus, par exemple que si la délicieuse omelette Norvégienne fut inventée sous le Second Empire par un individu du nom de Balzac qui n’était pas l’écrivain, le vrai Balzac (l’écrivain), celui qui dans « La Rabouilleuse » vanta les mérites du gâteau d’Issoudun fut victime d’une rumeur disant qu’il avait lui-même ouvert une pâtisserie au 38 bis rue de la Vivienne ! Le viandard-lexicographe pourra même briller avant de se mettre à table en déambulant à travers les quartiers gastronomiques : rappelant que « menu » signifiait au quatorzième siècle les « foies et gésiers de volailles dont on fait les fricassées », il pourra sourire finement en soulignant que les ostentatoires menus végétariens affichés sur les façades des restaurants ne sont rien d’autre que de tristes oxymores.

Il y a donc beaucoup à glaner dans ce « Mots de table, mots de bouche » (et même un peu de poésie avec le savoureux oreiller de la belle-aurore sur lequel on évitera de poser la figure pour s’endormir) terminé par une bibliographie d’une quinzaine de pages qui rappellera la richesse de la littérature consacrée au sujet et orientera le lecteur vers d’autres lectures roboratives. Nul besoin de faire partie des gastrolâtres chers à Rabelais pour apprécier ces descriptions et citations qui mettent l’eau à la bouche. On ne compte plus le nombre d’ouvrages dont on prétend qu’ils permettent de faire sa culture en s’amusant : avec Claudine Brécourt-Villars, on fait sa culture en salivant.


Titre : Mots de table, mots de bouche
Auteur : Claudine Brécourt-Villars
Couverture : Lucia Calfpietra
Éditeur : La Table Ronde (édition originale : Stock, 1996)
Collection : La Petite Vermillon
Site Internet : page roman
Numéro : 328
Pages : 441
Format (en cm) : 10,7 x 17,8
Dépôt légal : mai 2023
ISBN : 9791037112651
Prix : 9,60 €


La Table Ronde sur la Yozone :

- « Mes désirs futiles » de Bernardo Zannoni
- « Mary Toft ou la reine des lapins » de Dexter Palmer
- « Le Chewing-gum de Nina Simone » par Warren Ellis
- « Daimler s’en va » de Frédéric Berthet
- « Entre midi et minuit » de Thierry Radière
- « Je ne suis pas un héros » de Pierre Autin-Grenier
- « Cent courts chefs-d’œuvre » de Napias et Montal
- « Les Dimanches de Jean Dézert » de Jean de la Ville de Mirmont
- « César Capéran » de Louis Codet
- « Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
- « En remontant le boulevard » de Jean-Paul Caracalla
- « Vagabondages littéraires dans Paris » de Jean-Paul Caracalla
- « Je connais des îles lointaines » de Louis Brauquier
- « Quinzinzinzili » de Régis Messac
- « Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
- « La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
- « Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin
- « La Reine des Souris » de Camilla Grudova
- « Mary Ventura et le neuvième royaume » de Sylvia Plath
- « Los Angeles » par Emma Cline
- « Halfon Boy » par Eduardo Halfon
- « Jamais assez » par Alice McDermott
- « Et M*** » par Richard Russo



Hilaire Alrune
27 juillet 2023


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