Sorciers et Magie

J’ai Lu, Imaginaire, anthologie (USA), 733 pages, avril 2023, 12€

Sorciers et Magie

Gardner Dozois (dir.)

mardi 3 septembre 2024, par

Si une lame obéit à la main qui la brandit, on sait que la magie peut être traîtresse, et que ses pratiquants doivent faire preuve de sagesse, car elle a toujours un coût, immédiat ou différé...

On ne vante plus le talent du regretté Gardner Dozois en matière d’anthologie. Comme « Épées et magie », « Sorciers et magie » réunit de très grands noms, en majorité déjà très connus en France, et elle est l’occasion de découvrir quelques autres qui gagneraient à être traduits pour les pauvres âmes qui, comme votre serviteurs, ne lisent pas en anglais. Brisons le suspense, les 17 textes sont tous d’excellente qualité, si vous en doutiez, mais sortent largement des sentiers battus que le thème laisse envisager.
Revue de détail, suivant le sommaire :

- K.J. Parker - “Le Retour du porc”
Une rivalité de magiciens pour un poste de doyen à l’université. Celui que l’on suit, qui s’est spécialisé dans les exorcismes sur le terrain, se voit contraint de retourner sur ses terres d’origine, un pays un peu arriéré. Il y trouve un jeune homme qui mériterait d’être formé, mais il suspecte l’entourloupe... Au-delà de la transposition des luttes de pouvoir et des jalousies entre universitaires, une histoire douce-amère sur les origines, les racines, bien moins glauque que ses romans parus chez Bragelonne.

- Megan Lindholm - “Travail d’intérêt général”
On peut être célèbre pour une saga de pure fantasy et proposer des choses très différentes : ici, une pure urban fantasy, avec une narratrice douée de quelques talents qui vient en aide, contre son gré, à un ancien ami d’enfance dans la dèche, sur fond de banlieue américaine de fin de XXe siècle. L’ami en question, assigné par la justice à du TIG, escorte une sorcière qui rajeunit en dévorant des jouets chinés dans les vide-greniers... Comment on neutralise cela ? La narration à la première personne est ultra-maitrisée, les allusions et les non-dits permettent de découvrir les relations entre les personnages tout doucement tandis qu’on est plongé tête la première dans une magie dont on ignore encore les règles. Chapeau bas, Mme Robin Hobb, j’en reprendrai volontiers autant que pages que « L’assassin royal ».

- John Crowley - “Le Silex et le Miroir”
Récemment acclamé pour « Kra », Crowley nous emmène ici en Irlande, pour un récit très historique, avec un jeune lord O’Neill emmené par les conquérants anglais à Londres, où ils espèrent en faire un chien fidèle. Le jeune homme qui retourne chez lui joue bien la comédie, mais est resté fidèle à sa terre et ses légendes. Il m’a peut-être manqué des clés ou des connaissances pour tout saisir, et si j’ai apprécié l’écriture, l’intérêt du texte m’a un peu échappé.

- Matthew Hughes - “Les Amis de Masquelayne l’incomparable”
Là on se marre franchement. C’est l’histoire d’un mage extrêmement jaloux et ambitieux, qui préfère éliminer la concurrence quand il se sent attaqué de quelque façon que ce soit. Lorsque sa démonstration à la convention annuelle est éclipsée par celle d’un petit mage timide, humble et qui vit reclus, il entreprend de s’approprier ses secrets. Mais en prenant ses renseignements, il suspecte que ses confrères lui cachent des choses, et il s’en prend à eux aussi... On s’en doute, la chute sera brutale, le duel entre Masquelayne bouffi d’orgueil et imbu de sa puissance, face à un pratiquant qui ne cherche ni la gloire ni la domination, tournera de façon très cocasse, comme un retour de karma. L’auteur déploie un univers de fantasy hommage aux classiques des années 70-80, trucs qui bloubloutent et démons asservis pour tirer des chariots volants, qui colle parfaitement.

- Ysabeau S. Wilce - “Biographie d’une terreur bondissante, chapitre Il : Jack Talons-à-ressorts amoureux”
Presque un conte de fées, à l’écriture cependant résolument contemporaine, une adresse au lecteur bourrée d’argot pour nous raconter ça. Un maître-voleur cherche à combler le manque dans sa vie, malgré ses richesses : une de ses anciennes victimes lui dévoile l’amour de sa vie, et le voilà qui plonge tête baissée dans le guêpier, une fête d’aristo où tous les invités en ont après lui. Et si là aussi, c’était le karma ? Tout le travail sur la langue gouaillante vaut le détour, chapeau aussi au traducteur (Arnaud Mousnié-Lompré, qui officie sur toute l’antho, au passage, et qui fait merveille quel que soit le ton)

- Rachel Pollack - “Chant de feu”
Là encore, une autrice qu’on gagnerait à traduire : un univers entre roman noir et urban fantasy, comme du James Gunn plus agressif ou du « Sandman » rétro, à la patte Arts déco. Jack Shade, le héros assez torturé est appelé à l’aide par les djinns parce que la trame du monde, des esprits chanteurs, s’est tue et s’effiloche. Entre sa sex-friend plus érudite que lui, sa mentoresse dont le seul nom terrifie, tout se dénoue dans sa suite d’hôtel. Il y a dans ce texte plein de rappels, réels ou fictifs, à d’autres aventures du personnage, qu’on désire lire plus que tout dès cette histoire achevée.

- Eleanor Arnason - “Loft le Sorcier”
L’autrice primée pour « les Nomades du Fer » récemment traduit chez Argyll reprend ici une légende danoise, pour une histoire de tentation d’un moinillon par le Diable et les puissances occultes. Loft, dévoré par l’ambition, incapable de supporter le rejet, va finir par s’en mordre les doigts, lorsque trollesse s’empare de lui pour en faire son époux. Son sauvetage lui permettra-t-il d’obtenir la rémission de ses péchés ? Si vous aimez cette fantasy qui s’enracine dans les légendes médiévales, comme « l’épée brisée » de Poul Anderson, cela vous plaira.

- Tim Powers - “Le Régulateur”
On part ici dans du fantastique aux accents horrifiques. Une réunion de famille doit statuer sur le sort du patriarche, après un accident de voiture. Mais ledit patriarche est un puissant mage, et les ainés se disputent son essence et ses pouvoirs. On envisage de retourner la maison pour trouver l’artefact qui l’ancre. Tom, un des derniers-nés de son troisième mariage, est un peu lent, et seule sa sœur Lucy lui prête attention. C’est pourtant chez lui, dans son appartement, que le patriarche refait surface, avec de cruelles révélations. Pas de pitié chez Powers, qui vomit les bourgeois, et illustre encore une fois leur mépris pour plus faible qu’eux... Et leur absence de scrupules à briser des vies, y compris de leurs enfants. Terrifiant, terriblement évocateur, les fans de Stephen King ou Clive Barker adoreront.

- Liz Williams - “Comète rasante”
Le texte qui m’a laissé le plus froid, auquel je n’ai pas accroché, de la low fantasy avec un astronome qui, à l’approche d’une comète, est missionné par d’autres étoiles pour rassurer l’objet errant et le prier d’épargner la Terre. C’est raconté de manière très douce, avec la famille du narrateur, ses filles, la perte de sa femme... Je n’ai pas trop accroché aux premières pages, confuses, et n’ai pas réussi à raccrocher ensuite.

- Garth Nix - “Le Bâton dans la pierre”
Peut-être ma préférée, et la preuve qu’on peut faire de la fantasy « classique » et proposer une pépite. Colrean est un mage de la campagne, qui vient en aide aux villageois de trois localités frontalières et un peu rivales. Humble et prompt à mettre la main à la patte, il redore le blason de ses collègues de la ville. Un jour, dans un menhir à la croisée, un bâton apparaît, profondément planté. Colrean pressent les ennuis, car l’artefact va attirer les monstres, certes, mais aussi ses collègues avide de pouvoir qu’il fuit comme la peste. C’est très chouette, entre Terremer et ce côté fable écologiste des films du studio Ghibli.

- Elizabeth Bear - “Pas de ma fabrication”
Déjà présente au sommaire d’autres anthos de Dozois, l’autrice (accessoirement la compagne de Scott Lynch) fait cruellement défaut dans le paysage éditorial français. Elle nous propose ici une balade dans le souk d’une vieille créatrice de fabuleux automate, entraînée par son ancien apprenti, devenu un mage reconnu. Deux personnages un peu bougons, qui ne se disent pas tout, dans une ambiance merveilleuse, pleine de couleurs et d’odeurs, avec une chute savoureuse.

- Lavie Tidhar - “La Faiseuse de veuves”
L’auteur israélien (prix John-Wood-Campbell Memorial 2017 pour « Central Station » sorti cette année chez Mnémos) nous fait suivre Gorel, héros howardien (ou moorcockien ?) dans des montages enneigées à la recherche d’une civilisation perdue. Lui-même a été dépossédé de sa terre et de son titre. Les gens ne sont pas qui il prétendent, son allié mage, pourtant ami intime, n’est guère franc, et les choses se réalisent sans qu’il ait la moindre prise dessus. Très bel hommage aux deux maîtres susnommés.

- Greg van Eekhout - “Le Loup et la Manticore”
Là encore, la fantasy nous emmène très loin, dans une anticipation dystopique où on extrait des fossiles de créatures mythiques dont les mages, cadres dynamiques des cartels gouvernementaux, se nourrissent ou se greffent pour accroitre leurs pouvoirs. L’héroïne est une espionne infiltrée du camp adverse, et alors qu’elle croit avoir été démasquée, le mage qui dirige le complexe lui annonce qu’il veut trahir et passer dans son camp... ce n’est que le début, et Eekhout brouille nos repères et nos certitudes. Loin de sombrer dans le grand-guignol, son histoire fait la part belle aux sentiments humains, les meilleurs comme les pires.

- George R. R. Martin - “Une nuit dans la Maison du Lac”
Martin est le seul à ne pas avoir joué le jeu d’un inédit, son texte datant de 2009. On le pardonne, tant son hommage à Vance est un bijou de noirceur. Dans un monde mourant, les magiciens véritables se hâtent vers une cité-refuge. En chemin, l’un d’eux fait halte dans une auberge glauque, qui n’est pas ce qu’elle semble être. Il y fait table commune avec un charlatan à la langue bien pendue, un faux prince mélancolique, et une pimpante demoiselle à l’épée et l’esprit bien affutés. Rien ne se passera comme chacun se l’imaginait, et ce n’est ni le bien ni la justice qui l’emportent à la fin. Truculent.

- Andy Duncan - “Le Machin du Diable”
Direction l’Amérique pour une plongée dans les légendes locales, avec le gendre du Diable qui se retrouve, pour ses méfaits, coincé dans une boucle infinie à revivre les légendes de chaque localité qui font référence à son beau-père. Il en appelle à Perline Dimanche, figure du folklore très puissante, pour aller plaider sa cause. La puissance primitive aux traits de jeune fille, prise de pitié, va donc aller convaincre l’ange déchu. Entre un homme puni pour ses abus et une femme puissante qui ne tient à sa botte, les accents féministes sont manifestes et délectables.

- Kate Elliott - “Éclosion”
Il faut un moment pour chasser les brumes de l’univers de cette nouvelle, bijou d’afro-futurisme, avec un mage d’une petite maison, en quête de jeunes talents, en butte aux grandes familles. Pire, l’aîné de sa maison lui a adjoint sa fille, certes talentueuse mais à la réputation qui la précède, ayant récemment fui son promis, d’une autre grande maison. Un très beau texte sur la filiation, le deuil, la transmission, et le pardon, dans un univers à la fois épuré à l’extrême et formidablement original.

- Scott Lynch - “Chute et le Triomphe de la maison de Malkuril le Magicien”
On ne présente plus l’auteur des « Salauds gentilshommes » (mais on attend toujours la suite...) qui signe ici un texte très original, ou au contraire parfaitement actuel : son mage a une planète pour domaine, et l’espace pour territoire, mais il glisse sur sa pantoufle et se brise la nuque dans l’escalier. L’Esprit de sa maison (j’ai pas dit “IA”), après quelques temps, prend les choses en main pour garantir la sécurité du domaine. Puis il prend la grosse tête, laisse à leurs guerres de clans les gobelins domestiques pour mieux exterminer visiteurs mal intentionnés et autres pillards rendus téméraires par l’annonce du trépas du sorcier. On le devine, il aura un jour les yeux plus gros que le ventre, et, à terre, les années passant, il va apprendre l’humilité et la compassion auprès des infimes créatures qui, elles, vénéraient sincèrement Malkuril. C’est beau et poétique, truffé d’humour noir et très humain.

J’écris souvent qu’au lieu de se farcir une série TV de piètre qualité, il vaut mieux lire une bonne nouvelle tous les soirs. Voilà de quoi vous satisfaire l’imagination et l’esprit pendant deux semaines, pour une somme dérisoire (70 cts la nouvelle), et aiguiser vos envies de lecture pour un bon moment. Je renouvelle mon appel aux éditeurs : il y a là un paquet d’auteurs et surtout d’autrices de grande qualité à traduire, pour nous permettre d’oublier la date sans cesse repoussée du prochain tome de notre saga préférée...


Titre : Sorciers et Magie (the book of magic, 2018)
Direction de l’anthologie : Gardner Dozois
Auteurs et autrices :
- K.J. Parker - Le Retour du porc
- Megan Lindholm - Travail d’intérêt général
- John Crowley - Le Silex et le Miroir
- Matthew Hughes - Les Amis de Masquelayne l’incomparable
- Ysabeau S. Wilce - Biographie d’une terreur bondissante, chapitre Il : Jack Talons-à-ressorts amoureux
- Rachel Pollack - Chant de feu
- Eleanor Arnason - Loft le Sorcier
- Tim Powers - Le Régulateur
- Liz Williams - Comète rasante
- Garth Nix - Le Bâton dans la pierre .
- Elizabeth Bear - Pas de ma fabrication
- Lavie Tidhar - La Faiseuse de veuves
- Greg van Eekhout - Le Loup et la Manticore
- George R. R. Martin - Une nuit dans la Maison du Lac
- Andy Duncan - Le Machin du Diable
- Kate Elliott - Éclosion
- Scott Lynch - Chute et le Triomphe de la maison de Malkuril le Magicien
Traduction de l’anglais (USA) : Arnaud Mousnié-Lompré
Couverture : Shuttershock / Kitoumi
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Pygmalion, 2020)
Collection : Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13774
Pages : 733
Format (en cm) : 18 x 11 x 4,5
Dépôt légal : mars 2023
ISBN : 9782290261200
Prix : 12 €




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