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Nomades du Fer (Les)
Eleanor Arnason
Argyll, roman (USA), science-fiction, 580 pages, 2023, 26,90€

Une expédition scientifique est envoyée à 120 années-lumière de la Terre mourante et surexploitée. Quelques experts de l’anthropologie de terrain descendent à la surface de la planète-cible. Lixia est linguiste, et on la suit à la découverte d’une société semi-pastorale, pré-urbaine, où hommes et femmes, d’une espèce bipède couverte de fourrure, vivent totalement séparés. Elle croise la route de Nia, du Peuple du Fer, une forgeronne solitaire car paria de sa tribu pour avoir bravé interdits et tabous. Elles vont faire un bout de chemin ensemble jusqu’à ce que le vaisseau-mère pose la question fatale de l’ingérence dans ce monde.



Totalement inconnue en France, traduite ici pour la première fois, Eleanor Arnason est une autrice de SF américaine aux histoires fortement anthropologiques, dans la lignée d’Ursula Le Guin. « Les Nomades du Fer » a reçu les prestigieux prix James Tiptree, Jr. 1991 et Mythopoeic 1992. Trente ans plus tard, grâce à Argyll et au très bon travail de traduction de Patrick Deschene, force est de constater que le roman sonne toujours aussi juste, et encore plus d’actualité.

L’autrice y dépeint un monde sauvage, de grandes plaines où peuvent paître les deux-cornes, des espaces libres. Les gens qui y vivent, bipèdes à trois doigts (mais pouce opposable), yeux jaunes et fourrure, sont organisés en sociétés nomades, changeant de territoire selon le cycle des saisons. Très vite, car on ouvre le roman sur la jeunesse de Nia, on en découvre des codes : les hommes adultes vivent en solitaires, loin des villages des femmes, et les contacts n’ont lieu qu’à la saison des amours. Cet appel du système reproducteur est aussi le temps d’échange de cadeaux, chaque partenaire apportant à l’autre ce qu’il et elle a fabriqué pour ce moment. Don et contre-don, si vous avez lu l’anthropologue Marcel Mauss. Et échange de ressources indispensables à la (sur)vie, transit de marchandises d’un peuple à l’autre.
Une organisation nécessaire, les mâles devenant « fous », ne supportant plus les autres gens dès leur puberté. Les étreintes sont parfois brutales, souvent purement mécaniques, répondant à des nécessités biologiques. La mise au ban de Nia vient, entre autres, de sa lubie de vivre avec un mâle et leurs enfants. La fin tragique de cette « déviance » sera le début de sa solitude et son errance, jusqu’à sa rencontre avec Lixia, linguiste terrienne américaine d’origine asiatique.

Arnason joue finement en nous faisant découvrir son monde, ses règles par les yeux d’une fillette, puis qu’une jeune femme un peu rebelle - en tout cas différente - avant de nous faire suivre une Terrienne qui voit ce monde comme nous le verrions. On a des clés que Lixia n’a pas, et le temps de son apprentissage de la langue, des gestes (beaucoup de la communication est gestuelle), on est un tout petit moins dans le brouillard qu’elle, aptes à saisir les tenants et aboutissants de ses actes, et les risques qu’elle encourt par méconnaissance des coutumes.
On sent la formation d’anthropologue de l’autrice dans la façon de Lixia d’entrer en contact, de s’intégrer, de ne pas bousculer. On la trouve aussi dans les blagues universitaires, lorsque plus tard Nia et Lixia sont rejointes par Derek, un autre Terrien (refoulé de son terrain car mâle). L’arrivée de ce troisième personnage, aux méthodes et aux scrupules différents de la narratrice, rajoute d’autres interactions. Viendra ensuite un dernier larron dans leur odyssée, un saint homme, mâle entendant des voix, un peu fou et sage à la fois.
Toutes les rencontres ne seront pas pacifiques, mais le quatuor croisera d’autres marginaux, d’autres personnes éprises de solitude et de liberté.

On apprécie aussi de voir Lixia et Derek apprendre la langue, et si l’autrice ne nous noie pas sous le vocabulaire, on finit par intégrer les interjections. Mais ce sont surtout les gestes, très importants, qui émaillent le texte, y compris quand le reste de l’équipage débarque : difficile de balayer des réflexes de communication quotidiens en quelques jours.

Dans la seconde partie, avec le débarquement, se pose franchement la question de l’ingérence, abordée dès l’introduction. Mais on voit surtout se concrétiser ce qui transparaissait lors des rapports radio : cette communauté scientifique est divisée, gangrenée par la politique et la religion (qui ont déjà bien divergé par rapport à notre époque, c’est savoureux) et les luttes de clans. De grands débats philosophiques, qui n’oublieront finalement pas de poser la question aux principaux intéressés. L’autrice n’oublie pas, via Lixia, de rappeler l’aberration d’exploiter les ressources d’une planète aussi lointaine, voire même de la finalité de l’expédition après tout ce temps/distance. On saisit dans la fatigue de Lixia toute l’opposition entre les deux sociétés, la douce simplicité de ces communautés pré-industrielles, tribales (malgré leurs règles, leurs tabous) et la lourdeur psychologique du mille-feuilles politique/religion/connaissances/etc de notre monde.

En bonne anthropologue, Eleanor Arnason ne prend pas parti, et son héroïne ne juge ni ne tranche : elle observe, rapporte, et nous laisse nous faire notre idée. Et si ces presque 600 pages peuvent paraître longues pour « si peu », elles sont justement le temps nécessaire pour s’immerger, s’acculturer. C’est une lecture captivante et reposante à la fois, et tant on se demandait au début quand les choses « commenceraient » (et cela prend son temps), autant on s’inquiète de voir une quelconque « fin » arriver lorsque les pourparlers se précipitent dans les 100 dernières pages, alors qu’on sait parfaitement ce qui va se passer.

Loin des imaginaires conquérants, batailleurs, et ultra-technologique, une ode à la vie et une réflexion à ce qui fait nos sociétés, ce qui nous lie et ce qui nous sépare.


Titre : Les Nomades du Fer (a woman of iron people, 1991)
Autrice : Eleanor Arnason
Traduction de l’anglais (USA) : Patrick Deschene
Couverture : Xavier Collette
Éditeur : Argyll
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 580
Format (en cm) : 21 x 15 x 5
Dépôt légal : 3e trimestre 2023
ISBN : 9782492403859
Prix : 26,90 € / 13,99 € en numérique



Nicolas Soffray
29 juillet 2024


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