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Epées et Magie
Gardner Dozois (dir.)
J’ai Lu, anthologie (USA), nouvelles, Fantasy, 731 pages, janvier 2021, 9,90€

Gardner Dozois fut un auteur hélas rare, mais un anthologiste de renom, dont nous découvrons le travail avec beaucoup de retard en France, grâce à son amitié avec George RR Martin et le succès de sa saga fleuve. TREIZE FOIS récompensé par le prix Hugo comme rédacteur en chef de la revue « Asimov’s Science Fiction », il jouissait d’une connaissance du genre et d’un carnet d’adresse à l’avenant.
Ce pavé nous replonge dans les univers d’auteurs bien connus, mais nous fait découvrir quelques plumes encore trop peu traduites.
Au risque de gâcher le suspense : c’est un des meilleurs livres qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années !



Contrairement à « Vauriens », ou « Dangerous Women » (chez J’ai lu également), cette fois-ci le nom de l’auteur de « Game of Thrones » n’est pas accolé à celui de Gardner Dozois. Mais il est juste en dessous, aux côtés de Robin Hobb, Scott Lynch et Ken Liu. Rien que cela, et le sommaire en recèle d’autres encore meilleurs.

En préambule, Dozois partage son amour de l’imaginaire, sous ses nombreuses déclinaisons, et sa passion d’enfance, jamais éteinte, pour cette sword & sorcery initiée par Robert Howard et Catherine L. Moore. L’érudition et la modestie de cette préface suffisent à nous faire regretter, encore, la disparition de Gardner en 2018...

D’autres larmes couleront, tant les textes qui suivent sont ciselés, beaux, âpres, violents, époustouflants. Chaque auteur est présenté succinctement, et les plus férus du genre noteront quelles lacunes demeurent encore dans nos traductions.

KJ Parker ouvre la danse avec “Que le meilleur gagne”, comme une raillerie à ces compagnons, et place la barre très haut avec son forgeron bougon qui produit sa plus belle épée pour un hobereau qui ne la mérite pas. Il nous raconte son passé, guère brillant, l’histoire d’un continent en guerre, et l’on comprend sa misanthropie tout comme on devine pointer la fin, sans pitié.

Robin Hobb, dans “L’épée de son père”, nous replonge en pleine « forgisation » des premiers temps de son « Assassin Royal ». Si Fitz apparaît, la nouvelle nous narre les quelques heures décisives avant et après le retour des forgisés d’un village, et des choix d’une fille aînée, révoltée de l’ascendant du parent qui les a pris sous son aile depuis la disparition de son père. Dettes, rancunes, devoir, soumission... Quand le père revient, transformé par la magie, saura-t-elle faire le bon choix ? Sombre, bouillonnant de tension psychologique jusqu’à l’explosion, verbale, physique, du grand Robin Hobb.

Je n’avais encore pas lu de Ken Liu, mais sa “Fille cachée”, pétrie de mythologie indo-asiatique, d’assassins capables de se glisser entre les plans de la réalité m’a convaincu de corriger cette erreur. Destinée, éveil à de nouvelles réalités, loyauté et idéaux qui font tout basculer, et une touche de zen composent une belle leçon d’émancipation féminine.

Matthew Hughues, inconnu sur notre continent, signe avec “L’épée de la destinée” une histoire au style très classique, marquée par des termes et des images d’une science-fantasy du milieu du XXe siècle. Un charme ancien qui (sur)prend, une histoire pleine d’humour et de dérision.

“« Je suis bel homme », dit Apollon Freux” de Kate Elliott m’a un peu laissé de côté, la faute non pas à un univers imprégné de Rome et de Grèce antique, mais du fait du style de l’autrice, des dialogues parfois confus, et à quelques ellipses qui poussent à relire les paragraphes précédents. Sans être forcément tenu par la main, on aurait apprécié quelques jalons supplémentaires. En fait, c’est la grande richesse du fond, encore plus que dans les textes précédents, qui se retrouve un peu à l’étroit dans ce format.

Dans “le Triomphe de la vertu”, Walter Jon Williams, qu’on connait mieux pour son œuvre cyberpunk, nous emmène à la cour, auprès d’un jeune officier de second rang qui, tout en tentant d’obtenir les faveurs de son aimée - une duchesse mariée - essaie de découvrir qui a voulu attenter à la vie de la femme de l’amant de la reine. Un complot retors, qu’il va éclaircir... au risque de s’y brûler les doigts. Très original, dans le ton proche de l’enquête policière à la Frère Cadfael et le regard très clair sur les apparences du jeu de cour et les liens qu’y sy nouent et s’y tranchent.

Daniel Abraham, avec sa “Tour Moqueuse”, revient à des ambiances plus classiques, pour une leçon d’humilité sur fond de succession sanglante dans un monde déliquescent. C’est tout simplement beau et tranquille, loin du bruit et de la fureur qu’y apporte le personnage.

La grande, l’impériale Carolyn J. Cherryh revient avec “Hrunting”, sur l’exploit -supposé- de Beowolf au travers du voyage d’un jeune homme sur les terres abandonnées du clan qui accueillit le héros. Un jeune homme faible, brimé, qui vient de perdre son aïeul et qu’on dépossédera bientôt de ses maigres biens restants. Alors, sur le chemin de la grotte de Grendel, où il espère trouver un symbole de son bon droit et une manne pour conserver sa maison, il repense à cet exploit, qui fut une malédiction pour le clan. L’autrice interroge le récit mythique et la capacité, la prérogative du vainqueur à tordre les faits en sa faveur pour forger sa légende. Jusqu’à ce que quelqu’un vienne prouver le contraire. Très beau.

“Une Piste longue et froide” de Garth Nix, Australien davantage traduit en jeunesse, est jubilatoire, avec un chevalier-templier et son pantin enchanté qui traquent un démon, modèle géant, en croisant les doigts que les sorcières, les maîtresses qui l’ont formé, arriveront à temps pour régler son compte au monstre. Las, ils sont rejoints par un magicien de pacotille, myope, qui prétend mieux maîtriser la situation, mais n’a jamais fait que s’attribuer le mérite des autres. Cependant, il détient une certaine épée, héritage familiale, qui laissent penser au duo qu’ils ont une petite chance de s’en sortir. Jubilatoire, écrivai-je, tant l’univers est riche au point qu’on en voudrait quelques centaines de pages de plus. Le caractère des trois protagonistes, l’un bougon et emporté, l’autre calme mais narquois, et le dernier complètement à côté de la plaque, fait des étincelles jusqu’à la dernière ligne.

Avec “Quand j’étais bandit de grand chemin”, Ellen Kushner nous raconte les débuts de Saint-Vière, son bretteur d’« A la pointe de l’épée ». Et l’on comprend, enfin, pourquoi il ne fait plus les mariages. Homosexualité, jalousies, pauvreté de débutant... et choix définitifs. Quelques pages qui suffisent à rendre toujours plus incompréhensible qu’on n’ait pas tout traduit Ellen Kushner en français, malgré deux belles éditions du romans cité plus haut. C’est humain, sensible, réaliste, et sans concessions.

Arrive Scott Lynch. Dans “La Fumée est l’or de la gloire”, son personnage narre une ultime aventure, un exploit pour graver son nom dans la légende, où il fut le 4e homme d’un trio haut en couleur et mortellement dangereux. On retrouve la gouaille des « Salauds Gentilshommes » au service d’une exploration de donjon qui semble très classique, avant de prendre un tour proprement légendaire et autrement plus mystique, presque philosophique. Plus longue que les autres, on aimerait pourtant que l’ascension de la montagne du dragon ne s’achève jamais.

Rich Larson, récemment mis à l’honneur par Le Bélial’, nous entraîne avec “L’énigme Colgrid” dans une fantasy proto-industrielle, proche du steampunk, pour une enquête menée par deux cambrioleurs, mêlant syndicalisme et trafic de drogue, dans un récit très noir. Très très original, détonant dans le recueil, la nouvelle pousse à aller voir de plus près l’œuvre de l’auteur.

Elisabeth Bear est une autre grande révélation de ce recueil. Le trio du “Mal du roi”, qui accoste à pied sur une plage de sable ensoleillée, est déjà bourré d’originalité et suffisamment fouillé pour qu’on puisse leur consacrer un plein roman. Les voici partie à la recherche des restes d’un roi défunt mais pas disparu, puisqu’en ce monde l’âme des rois perdure en habitant le corps d’un parent-serviteur désigné. Une très belle réflexion sur l’immortalité, le pouvoir et le changement, avec une héroïne tiraillée entre différentes allégeances. Une perle.

“La Cascade, une histoire de flingues et sorcellerie” de Lavie Tindhar est très marquée dark fantasy, matière Conan et Elric, et directement influencée du Pistolero de Stephen King. Cela donne une histoire glauque au possible, un héros maudit et rongé, une réflexion sur la religion et le pouvoir qu’on veut bien attribuer aux dieux - et ce qu’ils deviennent quand on s’en détourne. Une touche old school pas déplaisante pour une narration pourtant tout à fait contemporaine, qu’ici aussi on regrettera de ne pas pouvoir creuser.

Cecelia Holland, inconnue en France, nous emmène avec “L’épée Tyraste” sur des terres celtes pleine de vikings, et une épée maudite qui rend fou son porteur, un chef pillard sans scrupules, et attire sa propre fin à lui, au travers d’une de ses victimes au cœur, sinon pur, rempli de vengeance. La narration emprunte aux sagas et à la matière médiévale, sans manquer de rythme.

Et l’on termine avec George RR Martin qui nous fait la chronique des premiers Targaryen dans “Les Fils du Dragon”. Pour qui ne l’a jamais lu, c’est une magnifique entrée en matière, un style de chroniqueur qui balaie des années en quelques lignes et pourtant fait la part belle aux détails historiques, signalant l’émergence ou la chute de telle famille ou tel chevalier. Quiconque n’a que vu la série TV retrouvera ses marques, mais sera époustouflé par une telle maîtrise d’un univers et d’autant de lignées familiales.

Terminons par saluer l’excellent travail de traduction de Benjamin Kuntzer, qui a su préserver la voix de chacun, et la qualité de la relecture, les coquilles étant quasi absentes.

L’anthologie est un format éditorialement compliqué, souvent décevant une fois passés les textes des têtes d’affiches « vendeuses ». Il n’en est strictement rien ici, car il n’y a que le haut du panier de la fantasy anglophone. De beaux retours à des univers déjà visités ou de véritables découvertes qu’on espère concrétiser, chaque texte est une aventure captivante mais aussi un vrai choc littéraire. On ressort à chaque fois secoué, émerveillé, et c’est splendide, parce que c’est ce qu’on attend de la bonne fantasy.

Pour un peu moins de 10€, un excellent cadeau à (se) faire, un pavé qui vous occupera quelques temps, un livre qui aura sa place dans la bibliothèque de tout passionné, et pour longtemps.

Et l’on ira piocher chez Pygmalion et J’ai Lu les autres anthologies signées Gardner Dozois, les yeux fermés. Ou redécouvrir « L’étrangère » ou la novella « Le Fini des mers », ses trop rares traductions, preuves qu’il ne savait pas trouver le talent que chez les autres.


Titre : Épées et magie (The book of sword, 2017)
Anthologiste : Gardner Dozois
Auteurs : KJ Parker, Robin Hobb, Ken Liu, Matthew Hughes, Kate Elliott, Walter Jon Williams, Daniel Abraham, C.J. Cherryh, Garth Nyx, Ellen Kushner, Rich Larson, Elisabeth Bear, Lavie Tindhar, Cecelia Holland, George RR Martin
Traduction de l’anglais (Angleterre, USA, Australie) : Benjamin Kuntzer
Couverture : Création studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Pygmalion, 2019)
Collection : Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13113
Pages : 731
Format (en cm) : 18 x 11 x 3,5
Dépôt légal : janvier 2021
ISBN : 9782290233597
Prix : 9,90 €



Nicolas Soffray
21 mars 2021


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