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Bon Indien est un Indien mort (Un)
Stephen Graham Jones
Rivages, collection Rivages Noir, traduit de l’anglais (États-Unis), thriller / horreur, 350 pages, septembre 2022, 23 €


Ils sont quatre amis d’enfance, le destin a tiré pour eux les mauvaises cartes : en Amérique du Nord, mieux aurait valu qu’ils ne naissent pas indiens. Donc losers, laissés-pour-compte, alcooliques en devenir, cas sociaux prédestinés, coupables désignés et tutti quanti. Ils auront pourtant ici et là leurs moments de chance dont certains sauront profiter, d’autres non.

Ils auront surtout un moment de chance fabuleux dont, hélas, ils feront plus que profiter. Il est vrai que quand on est né sous une mauvaise étoile, tout finit par se retourner contre vous. C’est ainsi que Richard Boss Ribbs, ses amis Cassidy et Gabriel Cross, et même le dernier larron, Lewis, celui qui a réussi à ne pas faire d’erreur et même à épouser une non-indienne, se retrouveront tous pris dans un engrenage horrifique et fatal.

Ce moment de chance fabuleux, c’est un de ces moments dont l’on ose rêver une fois gagné le royaume des chasses éternelles. Tomber sur un troupeau entier de caribous, à portée de tir, sans solution de fuite : une aubaine, un miracle. L’évènement est à tel point inattendu qu’une fièvre de viandards, une fièvre incoercible les saisit. Ils tuent et tuent encore, bien plus qu’ils n’en pourront jamais emporter. Ils ont dépassé les limites, celle au-delà de laquelle ils n’avaient pas le droit de chasser, mais aussi celles de la communion ancestrale avec la nature, sur laquelle on ne prélève que ce dont on a besoin. Ils le payeront, d’une manière ou d’une autre. Horrifié par le crime d’un de ses amis, qui sans le savoir a d’une balle brisé l’échine d’une femelle enceinte, Lewis se retrouve contraint de l’achever et fait vœu de distribuer intégralement sa viande. La découpe entière de l’animal leur fait perdre un temps précieux : ils n’échapperont pas au garde-chasse. Mais la limite topographique au-delà de laquelle ils n’auraient pas dû chasser n’est pas la limite essentielle. L’autre limite, impondérable et subtile, tout comme la promesse que Lewis a faite à mi-voix, signera bien des années plus tard leur fin.

« Là, telle une image résiduelle, oubliée, essayant de se faufiler mine de rien, il est certain à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de voir l’ombre d’une personne sur ce mur. Une ombre fixe, durant une fraction de seconde. Une femme dotée d’une tête inhumaine. Trop lourde, trop grande. Quand elle se tourne, comme pour le fixer avec ses yeux écartés, Lewis lève les mains afin de parer cette vision, de se cacher, mais c’est trop tard. C’est trop tard depuis dix ans déjà. Depuis qu’il a pressé la détente. »

L’enfer est pavé de bonnes intentions : l’adage sempiternel, une fois de plus, sera vérifié. La logique sournoise de la tragédie métamorphose le vœu de rédemption en piège implacable. En souhaitant obtenir le pardon pour lui et ses amis, Lewis n’est parvenu qu’à attirer sur eux et sur lui-même les foudres d’une puissance immémoriale. Avec « Un bon indien est un indien mort », Stephen Graham Jones signe le récit d’une hantise obstinée, ténébreuse, fatale, et avant tout inattendue. Hallucination ou réalité, le fantôme du caribou femelle, en se confrontant au monde des hommes, gagne en intensité, en substance, en intelligence, en détermination. Femme-caribou incarnée, métamorphique, acharnée, elle traque les quatre hommes les uns après les autres, manœuvre avec finesse pour les mener à leur fin. C’est noir, très noir, abominablement noir.

« Tu aurais pu les éliminer à n’importe quel moment hier, mais ce serait un châtiment beaucoup trop doux. Il faut qu’ils éprouvent ce que tu as éprouvé. Leur monde toute entier doit être arraché de leur ventre et jeté dans un trou. »

Sur une structure narrative plus classique et moins décousue que celle utilisée pour « Galeux », Stephen Graham Jones fait néanmoins ici et là preuve d’originalité, le narrateur s’adressant parfois directement au fantôme pour mieux le faire découvrir au lecteur, si ce n’est pour inviter le lecteur à se glisser lui-même dans sa défroque – sa dépouille, pourrait-on dire – partiellement revivifiée. À travers cette obscure renaissance, à travers le ballet mi-incarné mi-spectral, à travers les apparitions d’une entité qui semble capable de se glisser dans la vie et dans la peau des humains, Stephen Graham Jones, qui sait de quoi il parle – il est lui-même descendant d’une tribu nommée Blackfeet – fait découvrir au lecteur la difficile condition des amérindiens mis au ban de la société. Car le fantôme semble apte à se mouvoir avec aisance aussi bien à travers les coutumes indiennes que les mœurs américaines. Capable de mettre à profit tout autant le rituel de la sudation dans une tente surchauffée qu’une partie de basket-ball, il accomplit sa vengeance dans le monde des hommes comme s’il était capable de la comprendre, comme si, lui aussi, avait toujours vécu à sa marge.

C’est la description de cette marge, de cette frontière quelque peu schizophrène entre tradition et modernité, de ce perpétuel terrain vague, aussi bien topographique que mental, de l’envers et de la contrepartie du rêve américain, qui donne à « Un bon indien est un indien mort » son arrière-plan social, prosaïque, quotidien, par lui-même passablement sombre, une atmosphère particulière, une ambiance qui sonne vrai, et qui par cette justesse permet à la nécessaire « suspension d’incrédulité » de fonctionner, comme si l’irruption du surnaturel n’était au fond, chez ces personnages prédestinés, que l’apparition programmée, attendue, d’un déterminant de leur destin parmi d’autres. À travers cet aspect social, à travers la discrimination constante, l’impasse existentielle, la pauvreté programmée, la vulnérabilité terrible aux addictions, Stephen Graham Jones montre une fois de plus, si besoin était, que le fantastique n’est jamais aussi crédible que lorsqu’il vient s’ancrer dans le prosaïque et le quotidien.

Dans « Un bon indien est un indien mort », le réalisme rend le surnaturel crédible, inquiétant, terrifiant. Il rend le récit noir, avec sa forte composante sociale, tout autant crédible. Les deux facettes – récit noir, récit fantastique – n’en font plus qu’une, forment un tout cohérent. Là est la force du roman, qui en dépit de sa noirceur se termine sur une légère note d’apaisement. Après « Galeux  » et ses losers-garous, où il montrait que lorsque l’on est indien, être du côté du surnaturel n’est ni une bénédiction ni une sinécure, Stephan Graham Jones, avec « Un bon indien est un indien mort », complète son propos : il ne fait pas bon être de l’autre côté non plus. Où que l’on se trouve par rapport aux frontières de l’horreur, la plus puissante malédiction reste celle d’être né indien dans un pays qui n’en finit pas de discriminer ses peuples autochtones.


Titre : Un bon indien est un indien mort (The Only Good Indians, 2020)
Auteur : Stephen Graham Jones
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean Esch
Couverture : Évolution de Kaiwan Shaban
Éditeur : Rivages
Collection : Rivages/Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 350
Format (en cm) : 22,5 x 15,5
Dépôt légal : septembre 2022
ISBN : 9782743656218
Prix : 23 €


Stephan Graham Jones sur la Yozone :

- « Galeux » de Stephen Graham Jones
- Sept raisons de lire « Galeux » de Stephen Graham Jones



Hilaire Alrune
21 septembre 2022


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