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Livre de M (Le)
Peng Shepherd
Le Livre de Poche, n°36615, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique / science-fiction, 733 pages, septembre 2022, 9,90 €

Après « Terminus » de Tom Sweterlitsch et « American Elsewhere » de Jackson Bennett, puis « Anatèm » de Neal Stephenson, c’est au tour du « Livre de M » d’être repris par le Livre de Poche après une première parution en grand format dans la collection Albin Michel Imaginaire. Un roman qui à l’époque avait déjà été chroniqué par François Schnebelen



« Même si la chose paraissait absurde, et à l’exception de toute considération sur l’angle de rotation de la terre, ce qui arrivait à ces gens ne relevait pas du champ des sciences. Mais de la magie. »

En Inde survient l’impensable : un individu perd son ombre. Sur la planète, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Un phénomène auquel il semble bien difficile de croire et que nul ne peut expliquer. Un miracle. Pourtant, le phénomène est bel et bien réel. Non loin de là, d’autres cas bientôt surviennent, d’autres individus, à leur tour, perdent leur ombre. Ces personnes sans ombres, on les nomme les Anges du Mumbai. Puis le miracle se teinte d’horreur. Les personnes dépourvues d’ombres, les unes après les autres, commencent à perdre la mémoire.

« Quant à la raison, elle restait parfaitement obscure. Ory ne croyait pas à la magie : mais au fond de lui-même il savait fort bien que ce qui était arrivé au monde dépassait l’entendement des hommes. Ce n’était ni une catastrophe naturelle, ni une maladie, ni une arme bactériologique. Le terme le plus approprié qui lui soit venu aux oreilles c’était malédiction. »

À mesure que le phénomène s’étend, ce qui était apparu comme une curiosité, comme un miracle, prend des allures terrifiantes. Le phénomène se propage au niveau régional, puis des cas sporadiques, inexplicables, apparaissent en d’autres points du globe. Cette propagation semble se faire sur le mode épidémique, mais nul ne parvient à trouver d’agent vecteur ni de mode de transmission. Les cas semblent apparaître totalement au hasard. Ils sont de plus en plus nombreux. Les victimes perdent leur ombre puis, peu à peu, leur mémoire. Leur personnalité, leur identité disparaissent. Au fil de la multiplication des cas, en une apocalypse lente, incontrôlable, irréversible, le monde s’effondre.

« L’Oubli avait fait son apparition dans le Wyoming, le New Hampshire, la Californie et le district de Columbia. Les avions ne décollaient plus, les autoroutes inter-états étaient fermées. Certaines villes étaient soumises à la loi martiale – ou tout comme. »

Aucune mesure n’est parvenue à enrayer le processus, la fin de l’humanité semble venue. Une fin lente, progressive, une dégradation irréversible, le retour au chaos, à la barbarie. C’est dans ce contexte de dégradation constante que l’auteur invite le lecteur à suivre la trajectoire d’une série de personnages parmi lesquels on trouve Max, une jeune femme qui après avoir perdu son ombre s’enfuit pour ne pas briser son amour, pour ne pas avoir à perdre sous les yeux de son mari la mémoire qu’elle a de lui, pour ne pas qu’il souffre de devenir pour elle un inconnu, Orlando Lhi Zhang, alias Ory, l’époux de Max qui est prêt à tout pour la retrouver, Immanuel et Paul, deux amis de Max et d’Ory, Hemu Joshi, le « patient zéro » indien, Zadeh, un médecin américain obstiné qui s’acharne envers et contre tout dans la recherche d’un remède à la perte de l’ombre et de la mémoire, et un de ses patients victime d’une amnésie classique qu’il avait eu l’idée de confronter à Hemu Joshi, espérant tirer quelque chose de leur interaction, Mahnaz Ahmadi, une jeune fille d’origine iranienne venue se perfectionner dans le sport de haut niveau aux Etats-Unis, et bien d’autres personnages encore.

« Ce n’était plus un générateur qui fabriquait l’électricité dans une centrale, mais les fils qui se croisaient d’eux-mêmes et qui, montant en bouquet vers le ciel, absorbaient l’énergie des orages de passage. »

Si le monde s’effondre, se transforme, ce n’est pas seulement parce que l’oubli s’étend, parce que les sociétés humaines se désagrègent, mais aussi parce qu’une interaction subtile entre réel et mémoire fait lentement son œuvre. Ce sont des détails glissés ici et là, parfois discrets, sans que l’auteur forcément ne s’y arrête, sans que les personnages dans leurs narrations ne s’appesantissent sur de telles singularités, comme si ces anomalies désormais faisaient partie de ce nouvel ordre des choses que nul pourtant ne sait expliquer. Un personnage frappé par l’amnésie oublie la couleur du manche de son couteau, et dans le monde réel cette couleur se modifie. Le marché aux épices où le patient zéro a perdu son ombre disparaît, des sonnettes et même des maisons s’agglutinent, des rues, des quartiers se transforment, un étrange cerf-oiseau apparaît dans la brume, un loup semble être doté de parole, lettres et figures s’effacent des billets de banque, la statue de la liberté s’anime. La réalité se modifie à mesure qu’on l’oublie, d’autres réalités se manifestent parce que l’on a oublié qu’elles étaient impossibles. On a l’impression que le monde s’oublie lui-même. Il s’établit avec le monde une relation nouvelle que seuls ceux qui ont perdu leur ombre – ou tout au moins certains d’entre eux – semblent capables de comprendre. Tout ceci a un lien, évident ou occulte, avec la mémoire ou avec ce qu’il en reste. Un réel de plus en plus âpre se teinte de touches d’une réalité autre, une réalité poétique, fantastique et quelque peu dickienne.

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De l’étrange, du poétique et du fantastique par petites touches, donc, mais Peng Shepherd semble en permanence hésiter entre l’apocalypse « weird  » et le récit post-apocalyptique classique. Si ce primum movens de disparition des ombres, plus inquiétant qu’une cause classique rationnelle car fondamentalement incompréhensible, évite de se calquer systématiquement sur le déjà-fait, le saupoudrage de « weird  » ne suffit pas à donner au « Livre de M » la personnalité ou le traitement esthétique de certaine des apocalypses lentes de J.G. Ballard. La faute aux scènes classiques du récit post apocalyptiques « grunge » à base de violence et de déréliction (la chute de Boston, les bandes armées, les pillages, le retour à la barbarie, les tentatives d’isolement, de se mettre en marge du chaos et de la barbarie dans les zones urbaines et périurbaines, les dangereuses rencontres hélas répétitives) et à des clichés comme les dérives religieuses ou l’émergence de nouvelles sectes, ou encore l’espoir lointain d’un sanctuaire, avec l’odyssée de personnages vers la Nouvelle-Orléans, où un remède aurait été trouvé, où « Celui qui Rassemble » serait capable de mettre fin à tous les maux.

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« Tous les deux, maintenant, ils passent leur temps à étudier ce nouveau monde qu’ils ont sous les yeux. Ce n’est pas le monde qui est mais celui qui pourrait être. »

Si le lecteur s’intéresse suffisamment aux protagonistes, à leurs aventures et à leurs destins pour continuer à tourner les pages de cet épais volume (près de six cents pages en grand format, plus de sept cents en édition de poche), c’est avant tout parce que ceux-ci sont profondément humains. Peng Shepherd parvient à rendre compte de manière poignante à la fois du courage des personnages luttant pour leur survie et du désarroi qui est le leur face à l’incompréhensible, et plus encore lorsqu’ils voient leurs proches perdre leur ombre et sombrer à leur tour – ou à sombrer eux-mêmes, comme Max qui au cours de son errance s’obstine à l’aide d’un dictaphone à conserver le plus longtemps possible des résidus de mémoire, des résidus de son identité. Et si le lecteur poursuit sa découverte de chapitre en chapitre, c’est aussi parce qu’il est mû par l’envie de savoir comment la narratrice, partie d’un postulat qui relève essentiellement de la littérature fantastique et apparaît, en quelque sorte, indéfendable dans le cadre d’un récit d’anticipation, va parvenir à terminer son roman sans que celui-ci ne semble finir en queue-de-poisson. Avec astuce, mais toujours dans le mode élusif, Peng Shepherd parvient à éviter l’écueil d’une fin trop abrupte et ébauchant sur le mode optimiste l’amorce et l’espoir d’une marée inverse, d’un reflux fragmentaire, d’une réversibilité asymétrique et complexe, une sorte de chamanisme thérapeutique (on notera le titre original du roman, « The Therapist ») permettant de revenir au moins partiellement sur le mouvement de dissociation des ombres et sur la perte de mémoire associée, une sorte de pansement, de greffe, qui demande au lecteur très exactement le même degré d’acceptation que demande le postulat de départ.

« Le problème est dans l’explication. Ce qui vient de se produire est tout bonnement impossible. Il n’y a dans aucun champ de la connaissance humaine quelque chose qui puisse l’expliquer. Psychiatrie, neurologie, physique, biologie… Vous étiez là-bas avec nous, vous voyez ce que je veux dire. »

Atypique, humain, poétique, destiné à séduire un public plus large que celui des aficionados du genre, ce dont témoignent les couvertures choisies aussi bien pour le grand format que pour cette édition de poche, soignée, élégante et un soupçon « girly » avec son vernis sélectif, ses tonalités de rose et de bleu sombre et son dos rosé à motif d’oiseau, « Le Livre de M  » apparaît donc comme un ouvrage singulier, une curiosité en marge des récits d’apocalypse. Un second roman de Peng Shepherd, « Les Cartographes », devrait être publié dans la collection Albin Michel Imaginaire début 2023.
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Titre : Le Livre de M (The Therapist, 2018)
Auteur : Peng Shepherd
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Anne Sylvie Homassel
Couverture : d’après le design de Holly McDonald / Shutterstock
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Albin Michel, 2020)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36615
Pages : 733
Format (en cm) :11 x 17,8
Dépôt légal : septembre 2022
ISBN : 9782253107149
Prix : 9,90 €



Hilaire Alrune
19 septembre 2022


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