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Le cyberespace de l'imaginaire




Affaire Crystal Singer (L’)
Ethan Chatagnier
Albin Michel, collection Imaginaire, science-ficion, 279 pages, septembre 2023, 20,90€


« Je vivais pour ces nuits où il n’y avait que Crystal et moi, où l’obscurité de l’immensité gommait tout, à part nous. Une route constitue soit le lien entre les différents endroits, soit la distance qui les sépare. J’avais beau mourir d’envie d’arriver à destination, je mourais aussi d’envie de conduire comme ça à jamais. »

Dans les années soixante, un petit groupe de jeunes mathématiciens entame un « trip » à travers les États-Unis. Parmi eux, Crystal Singer, surdouée et un cran au-dessus des autres, et Rick, son petit ami. Leur but : le désert d’Arizona. Leur intention : y tracer un message géant à l’intention des martiens. Aucune folie, aucune excentricité dans ce projet : dans le monde uchronique imaginé par Ethan Chatagnier, humains et martiens ont commencé à communiquer de la sorte à la fin du dix-neuvième siècle. Une communication assez limitée : les martiens posent un problème mathématique, les humains essayent d’y répondre. À chaque fois, le problème est plus compliqué, et les échanges s’espacent. Dans les années trente, Einstein sauve la mise en trouvant la solution. Mais, depuis, physiciens et mathématiciens butent. Crystal Singer, on s’en doute, parviendra à renouer le dialogue, ce qui veut dire se trouver face à une nouvelle équation, et face à une nouvelle impasse. Un défi qu’elle s’évertuera à résoudre, au prix de tout le reste, au prix de son amour avec Rick, qui, lorsqu’elle s’isolera et même disparaîtra, ne cessera jamais de penser à elle.

La distance : là est le véritable propos du roman. Le titre anglo-saxon (« Singer Distance ») était à cet égard plus évocateur que celui qui a été choisi pour l’édition française. Tout au long du récit qui se déroule entre 1960 et 1967, avec des flash-backs à la récurrence assez métronomique consacrés à l’enfance de Rick, il sera question de cette distance prise par Crystal, distance d’autant moins compréhensible que si Crystal était parvenue à résoudre la première équation, c’était grâce à la présence et à l’aide de Rick, présenté comme le mur nécessaire sur lequel venait rebondir sa pensée. Impossible, donc, pour Rick de comprendre comment l’esprit de Crystal fonctionne, de comprendre pourquoi elle s’éloigne – tout comme il lui était impossible de saisir le cheminement de sa pensée mathématique. « L’Affaire Crystal Singer » sera donc avant tout le roman de son aventure à lui, de l’absence de Crystal, de leur relation fragmentaire, épistolaire, et celle, en creux, devinée, d’une obsession qui éloigne, d’une quête dévorante, qui, du côté de Crystal, consume absolument tout.

Dans ce récit où les dialogues et les sentiments sonnent toujours juste, il n’y a hélas pas besoin de prendre beaucoup de recul par rapport à l’intrigue pour buter sur deux invraisemblances notables. Dans le passé parallèle inventé par Ethan Chatagnier, la découverte d’une intelligence extra-terrestre semble n’avoir eu aucun impact sur l’humanité. Il devrait s’agir d’une véritable révolution comme le fut la révolution copernicienne, bouleversant la place de l’homme non pas dans l’univers, mais dans le système solaire, un bouleversement sismique qui n’aurait pas manqué d’avoir de multiples influences sur la science, la philosophie, la religion, les sociétés. Pas un mot, ou presque, là-dessus. Tout continue comme avant. Face à un tel changement de paradigme, il est totalement impossible que les programme spatiaux aient été exactement les mêmes que ceux que nous connaissons – la mort de Komarov au retour de Soyouz 1, l’accident d’Apollo I, la mission lunaire en juillet 1969 d’Armstrong, Aldrin et Collins. On découvre une intelligence sur Mars, on fait la course à la lune. Cela ne tient pas un seul instant.

On peut glisser sur une telle impossibilité – notons que l’auteur, même si cela ne change fondamentalement rien à l’incohérence, finira, comme pour se rattraper, par mentionner l’envoi manqué de sondes en direction de Mars – mais la logique romanesque achoppe sur un autre écueil. Crystal Singer disparaît. Son fiancé continue à échanger avec elle par des courriers envoyés à une boîte postale. Il surveille la boîte postale, trouve l’intermédiaire chargée du courrier… et s’arrête là ! Comment croire un seul instant qu’il n’essaye pas vraiment d’en savoir plus, concernant ce qui pour lui sera une obsession de plus de dix ans ? Comment croire que le père de Crystal Singer, dont l’intelligence est largement au-dessus de la moyenne, n’essaie pas lui-même de retrouver sa fille ? Comment croire que les scientifiques, les agences de recherches et de renseignement gouvernementales, ou même de simples curieux, n’investiguent pas sur la disparition de la seule personne à même de maintenir le lien avec les extra-terrestres, un des individus les plus importantes du pays, sinon même de l’humanité toute entière ? Une incohérence à laquelle il apparaît d’autant moins possible de croire qu’il n’était pas vraiment compliqué, c’est le moins que l’on puisse dire, de remonter jusqu’à elle.

« Cet endroit est sacré parce qu’il ramène l’œil à la terre. D’abord le site Richter ; ensuite le site Singer. Ils ont ramené les yeux du monde à cette terre que chacun s’efforçait tellement de réduire au temps qu’il faut pour la traverser, et qu’on quantifie en temps perdu. Ces sites ont redonné existence à la terre. Ils l’ont rendue visible jusques à travers une distance interstellaire. »

Pour apprécier pleinement « L’Affaire Crystal Singer  », il faut donc glisser sur ces facilités narratives. Il ne faut pas s’attacher au rationnel, qui n’est pas le propos. La toile de fond science-fictionnelle, assez lâche, n’est à considérer que comme un prétexte permettant de suggérer au lecteur un parallèle entre les mystères de la physique fondamentale et ceux de l’âme humaine.

Avec « L’Affaire Crystal Singer  », on est plus dans le domaine du sensible que dans celui de la science. Et sur le plan du sensible, de l’émotion, de la poésie, le roman fonctionne d’un bout à l’autre, depuis la description initiale des lumières et des ambiances nocturnes jusqu’à la scène finale où tout se résout. Car, s’il est ici et là question, toujours de manière extrêmement simple, de mathématiques et de domaines scientifiques comme la physique fondamentale ou la cosmologie dans lesquels l’ensemble comme les détails se résolvent en équations, la véritable résolution des choses, dans « L’Affaire Crystal Singer », n’est pas à ce niveau. Ni même au niveau de l’optique avec ces martiens que nul ne voit jamais, mais avec une vision parallèle, plus exactement celle du cœur, une vision qui comme celle des astres tantôt révèle, tantôt éclipse, tantôt occulte. Une vision du cœur qui cherche à voir, à comprendre, et se heurte à l’invisible et à l’incompréhensible, à la manière dont l’esprit des cosmologistes se heurte à cette matière noire invisible et introuvable mais dont l’action se fait partout sentir.

Il y a dans « L’Affaire Crystal Singer » plus d’une belle phrase sur les notions de topographie et de distance (qui ne se limitent pas au caractère incommensurable d’un bord de mer selon les critères de René Thom et des dimensions fractales mais vont beaucoup plus loin), et qui orientent le lecteur vers une longue série de parallèles et d’analogies. Par exemple entre les distances cosmiques que l’esprit peine à concevoir et les distances qui entre humains se créent sans qu’eux-mêmes soient capables d’en saisir les déterminants. Ou entre les mystères de l’espace sans fond et ceux d’une âme humaine également insondable. Ou encore entre l’incompréhension, ou la compréhension très partielle, qui peut s’établir ou se bloquer aussi bien entre deux espèces pensantes qu’entre deux membres d’une même espèce. Parallèle également entre les différents espaces de temps qui s’allongent – espaces de temps théoriques des communications entre la terre et des astronautes s’éloignant dans l’espace, durées toujours plus longues entre les questions et les réponses des humains et martiens, et intervalles croissants séparant ces échanges épistolaires qui, entre Rick et Crystal, peu à peu se raréfient.

On n’est donc pas dans l’explicite mais dans le sensible. Ce n’est pas un hasard si, sous leurs aspects scientifiques, les messages entre humains et martiens sont présentés sous une forme quasiment miraculeuse. Ce sont des questions et des réponses qui, littéralement, tombent du ciel. Des bouteilles jetées à la mer, ou plus exactement des messages destinés à être lus depuis les cieux. Ce n’est pas un hasard non plus s’il est autant question d’absence de messages et d’attente de réponses que de messages finalement reçus. Car l’aventure de Crystal Singer est une aventure qui s’inscrit essentiellement en creux. Une aventure qui, plus qu’une fuite, est une mise en retrait dans l’invisible. Ce qui durant plus de dix ans se passera dans l’esprit de Singer, on ne le devinera jamais qu’à travers le manque ressenti par Rick.

Si, avec « L’Affaire Crystal Singer », on est bel et bien dans un récit de premier contact avec d’autres entités, c’est l’aspect humain qui reste au tout premier plan. À ce titre, comme les romans de Peng Shepherd ou d’Emily Saint John Mandel, « L’Affaire Crystal Singer » s’adresse à un lectorat plus vaste que celui des amateurs de romans de genre. Reste à espérer que cette belle histoire, à la fois poétique et poignante, parviendra à dépasser le cadre d’une collection consacrée aux littératures de l’imaginaire.

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Titre : L’Affaire Crystal Singer (Singer Distance, 2022)
Auteur : Ethan Chatagnier
Traduction : Michèle Charrier
Couverture : Timothée Mathelin
Éditeur : Albin Michel
Collection : Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 279
Format (en cm) : 20,5 x 14
Dépôt légal : septembre 2023
ISBN : 978226480590
Prix : 20, 90 €


Albin Michel Imaginaire sur la Yozone :

- « Jour zéro » de Robert Cargill
- « Terminus » de Tom Sweterlisch
- « American Elsewhere » de Robert Jackson Bennett
- « Mage de Bataille » de Peter A. Flannery
- « La Cité de l’Orque » de Sam J. Miller
- « Les étoiles sont légion » de Kameron Hurley



Hilaire Alrune
7 octobre 2023


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