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Age de la Folie (l’), tome 3 : La Sagesse des Foules
Joe Abercrombie
Bragelonne, roman (Grande-Bretagne), fantasy, 648 pages, février 2023, 28€

Orso revient donc victorieux pour retrouver sa capitale aux mains des Casseurs et des Incendiaires. Le Grand Changement a donc lieu, et les vaincus deviennent les vainqueurs. Mais diriger l’Union ne se fait pas en claquant des doigts, surtout aux portes de l’hiver.
Leo, infirme, devient un fin politicien, et fait venir ses amis du Nord à ses côtés tandis que Savine, jeune maman, fait tout pour garantir la sécurité de ses enfants. Qui sont, cela finit par se savoir, les petits-enfants de Jezal, et les prétendants les plus légitimes au trône.
Dans le Nord, Rikke, après avoir emporté une victoire surprise, devra défendre son trône face à Calder le Sombre. Le père de Stour est-il encore capable de mener une guerre ? Et une gamine, même avec la vue longue, de lui faire face ?



On pensait en avoir pris plein les yeux avec la bataille titanesque du tome précédent, mais Joe Abercrombie avait semble-t-il gardé le meilleur pour la fin : sa Révolution n’est pas finie, et quoi de mieux que quelques trahisons pour commencer ? Dans l’Union, c’est le peuple qui a trahi les armées rangées aux côtés du Grand Changement : cela a coûté une jambe et un bras à Leo, le massacre des troupes dissidentes et de leurs alliés du Nord, menés par Stour Ténèbres. Des alliés eux aussi amputés d’une partie de leur effectif, puisque Rikke en a profité pour s’emparer de Skarling. Il va maintenant falloir garder ce pouvoir (mal) acquis.

Dans l’Union, c’est le chaos. Orso arrêté, le tribun Risinau braille la nécessité que les choses changent, dans l’Hémicycle du peuple, mais la nouvelle représentation populaire est bien incompétente. Pike, le cerveau dans l’ombre de tout ce soulèvement, s’acharne contre les banques, surtout Valint & Balk, la couverture du Premier Mage Bayaz. Pendant ce temps, les Casseurs et les Incendiaires font régner la terreur en ville, les usines sont fermées, les fermes délaissées, la famine guette. Et le désordre appelle une réaction. C’est la Juge qui prend le pouvoir et entreprend de purger Adua de tous les traîtres, aristos, bourgeois, profiteurs... Une période sanglante commence, avec des exécutions quotidiennes, souvent arbitraires, sur la foi d’un soupçon, d’une dénonciation. Certains, comme Vick, en viennent à espérer le retour de l’ordre, d’une manière ou d’une autre.

Pour nous autres Français, c’est la Terreur qui se joue sous nos yeux : les camps victorieux s’écharpent, les alliances se dénouent, c’est l’heure de purger les vieilles querelles et d’éliminer les rivaux... en espérant jouer assez fin pour ne pas tomber le premier. L’auteur va jusqu’à présenter un gibet mécanique pour faciliter les exécutions, écho à la guillotine, tout cela au nom du fameux progrès qui a conduit à tout cela.
Les véritables artisans du Grand Changement ont eux, tous, la même expression : il faudra tout détruire, tout brûler, pour tout reconstruire. La tournure des événements fait alors penser au « Il faudra que tout change, pour que rien ne change » du « Guépard » de Visconti : le sang coule à flots, le peuple crève de faim, de froid et de coups, tandis que les mêmes défendent leur place au chaud, troquant une allégeance pour une autre, retournant leur veste et faisant illusion.

On a quelque espoir pour Savine, toujours marquée par les événements de Valbeck, encore plus traumatisée par le climat depuis la naissance de ses jumeaux : elle reprend son rôle de protectrice des plus pauvres, investissant toute sa fortune pour assurer aux plus démunis un toit et du pain. Ses anciens partenaires ne manquent pas d’applaudir la finesse de ses investissements, et Savine est la première à leur faire remarquer. Mais n’est-ce pas là son vrai masque, pour conserver son rang et sa réputation ? Savine est la digne fille de son père, et entre opportunisme et véritable parti-pris, elle sait tirer profit des moindres changements de situation politique, y compris quand elle en est la source, une fois son véritable géniteur révélé.

Au Nord, les choses sont un peu moins subtiles. Rikke est assise sur l’inconfortable trône de Skarling, Stour est son captif. Elle tente l’apaisement avec Calder, proposant de partager le Nord en deux, mais à mesure que ses alliés l’abandonnent, Clou d’abord, puis Isern... cette offre ressemble davantage à un coup de poker pour sauver la face et ses fesses. Et tandis que personne, surtout pas Quatre-Feuilles envoyé en émissaire, n’imaginerait que Calder et ses Carls puissent marcher sur Skarling en hiver, dans la boue et la pluie, c’est pourtant ce qui se profile. Le vieux chef a rameuté des alliés inattendus et avides de sang, et c’est une nouvelle bataille homérique qui nous attend, avec quelques surprises.

Vient un moment où on espère souffler, mais il reste une centaine de pages, et d’autres rebondissements surviendront avant de pouvoir clore cet âge sans laisser le moindre regret aux lecteurs. 100 pages, c’est largement assez pour faire basculer certaines situations et sacrifier quelques personnages de premier plan. Leo, qu’on croyait abattu, reprend du poil de la bête et s’avère aussi infect que tous ceux sur qui il crachait, prêt à tout pour prendre le pouvoir.

L’écriture de l’auteur nous amène toujours au plus près des personnages, que ce soit dans des intrigues de couloirs, des ruelles sombres ou sur le pot de chambre royal, et pas un n’a sa langue dans sa poche. Tous se battent pour leur survie, et parfois, ensuite, pour leurs idéaux. Broad, le soldat, va ainsi servir des maîtres opposés, jusqu’à se faire le bras droit de la Juge, car pour traverser cette époque, il ne connaît que la violence. Embrumé par l’alcool, il ne pense qu’à préserver sa femme et sa fille, et tant pis si pour cela il doit s’associer, voire commettre les pires horreurs. Vic, passée d’Inquisitrice à Enquêtrice, défend enfin ses idéaux, mais la tournures que prennent les choses lui fait presque regretter le passé. A travers elle l’auteur met en lumière la différence entre l’ordre et la justice. Tous, au second plan, constatent que les foules ont besoin d’ordre, que les idéaux ne suffisent pas, qu’il faut des lois qui protégeront autant qu’elles en feront crier à l’inégalité.

Cette conclusion, violente, sanglante, répressive, fait aussi écho aux situations actuelles dans le monde, avec des oligarchies, des cercles de pouvoir où l’argent et le politique se mélangent allègrement, et où le bien du plus grand nombre n’est qu’un vague souci. Abercrombie nous montre bien comment les choses peuvent dégénérer, malgré l’ambition d’Orso de réformer l’Union. Mais il a les mains liées par la banque et ses alliés. Les choses devront donc se faire dans la violence et le gâchis, pour aboutir à presque rien. Si, peut-être un espoir à long terme. Une conclusion douce-amère mais ô combien réaliste.

Jusqu’à la dernière ligne, Joe Abercrombie confirme son statut d’auteur incontournable de la fantasy actuelle.


Titre : La Sagesse des foules (the wisdom of crowds, 2021)
Série : l’âge de la Folie, tome 3/3
Auteur : Joe Abercrombie
Traduction de l’anglais (G-B) : Jean-Claude Mallé
Couverture : Didier Graffet / Shuttershock / Fabrice Borio
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 648
Format (en cm) : 24 x 15,5 x 5
Dépôt légal : février 2023
ISBN : 9791028117382
Prix : 28 €


L’Âge de la Folie :
- Un Soupçon de haine
- Le Problème avec la paix
- La Sagesse des foules


Nicolas Soffray
3 avril 2023


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