Attrapeur d’oiseaux (L’)

Rivages, n° 1082, traduit du portugais (Brésil), littérature générale, 186 pages, avril 2024, 8 €

Attrapeur d’oiseaux (L’)

Pedro Cesarino

mardi 25 juin 2024, par

« Les éléments obscurs qu’il me faut encore résoudre, le lien probable entre l’attrapeur d’oiseaux et les spéculations du monde, une articulation fragile et douteuse indiquant une piste à creuser (…) C’est la raison pour laquelle mes recherches autour de l’épisode de l’attrapeur d’oiseaux sont devenues plus une obsession qu’un devoir : au milieu des silences que j’ai rencontrés, une voie semblait se frayer vers des clairières insoupçonnées. »

Un anthropologue plus tout à fait jeune revient, encore et encore, hanter jungle et fleuve à la recherche d’un mythe dont il n’est jamais parvenu à recueillir qu’une partie. Tout entier à son obsession, il en vient à financer une partie des expéditions de sa poche. Depuis longtemps connu des autochtones, il fait d’une certaine manière partie de la famille. C’est sur cette proximité particulière qu’il espère jouer pour entendre à l’occasion la fable entière, remonter à la source du mythe. Mais quand il est question de fleuves et de jungle, on remonte toujours le cours d’eau vers une source : l’interpénétration du réel et de la légende est constante, et l’on risque de se perdre dans les méandres de la fiction tout comme on se perd dans les méandres du fleuve.

« Des berges à n’en plus finir, des marigots et des lignes droites qui commencent à altérer la vue et l’ouïe. Le fleuve semble pénétrer comme un ver dans les concavités du cerveau et en modifier les axes.  »

Entre fleuve et jungles, on peut se sentir en terrain familier, mais l’on n’est jamais entièrement en terrain connu. Les mythes s’interpénètrent et se dérobent, la topographie se transforme au fil des saisons et des crues. Au-delà d’un ultime poste fluvial de police – poste de contrôle avancé du gouvernement pour dissuader les indiens Garofos, agressifs et ayant pour réputation d’être cannibales, d’entrer en contact avec les autres tribus ou même avec les orpailleurs – tout devient possible. En bon ethnographe, et entre autres considérations, le narrateur médite sur les villes qui ont existé avant l’arrivée des envahisseurs et sur l’aptitude des indiens à occuper l’espace plus intelligemment que les blancs.

« Je repense au Français, à cette histoire de mythes qui se transforment les uns les autres et à ce qui, à mes yeux, demeurait inexpliqué, le pli en dehors des récits, un endroit au-delà des mots. »

Il est notable qu’au-dessus de cette jungle des ethnographes, l’ombre de Claude Lévi-Strauss plane encore. L’auteur, lui-même ethnographe de profession, multiplie les références au « vieux français », à savoir le fameux Claude Lévi-Strauss, ou à ses collègues qui ont laissé une empreinte durable dans l’histoire de la profession. Le lecteur intéressé par ces influences pourra lire « Les Termes de l’échange. Les intellectuels brésiliens et les sciences sociales françaises », un essai par Ian Merkel, aux éditions Le Poisson volant).

« Jamais au labo nous avions identifié de spéculations apocalyptiques dans ces régions de la forêt. J’ai néanmoins appris à tout attendre de la selve profonde.  »

Classique, le récit sent fortement le vécu. Au long d’un fleuve et entre deux rives “qui forment peu à peu un couloir sinueux et interminable, un couloir-estomac qui nous aspire dans son tempo ”, où l’on prélève ses aliments à même la jungle (“tout le monde dévore prestement la tête de tapir, ainsi que les fœtus de singe-araignée rôtis et empapillotés dans des feuilles de bananier”), entre rythmes léthargiques, coutumes locales, rites funéraires et non moins classiques ennuis moteurs des pirogues, on retrouve les grands ingrédients de ces marges du monde. Y compris les classiques missionnaires/sectaires américains, caractérisés par l’incompréhension crasse de tout ce qui n’est pas eux-mêmes et par un décalage pouvant être qualifié littéralement de schizophrène, aux comportements si sots et à tel point déconnectés du réel que l’on pourrait croire que l’auteur force le trait – mais qui a fait l’expérience de tels confins et de tels énergumènes sait hélas qu’il n’en est rien.

« Si les mythes sont toujours les mêmes, mais transformés ici et là dans l’un ou l’autre détail, recomposés dans tant d’autres versions, finissant par former une vaste trame indéfinie, alors pourquoi persiste-t-on à les raconter ? »

C’est pas une histoire pour les humains”, prévient un des narrateurs, un de ceux qui connaissent l’intégralité de ce mythe de l’attrapeur d’oiseaux. Si le récit peut apparaître à première vue linéaire, l’auteur a subtilement anticipé une fin à la fois cohérente et ambiguë où se mêlent le mythe, le songe et l’âpreté du réel. Comme dans le très beau long métrage de James Gray, « La Cité perdue de Z » (2017), inspiré de faits réels, et comme dans nombre d’œuvres ayant trait à ces contrées, les protagonistes finissent par trouver ce qu’ils cherchent, mais, que ce soit physiquement ou mentalement, la jungle finit toujours par les engloutir. Entre ethnologie et fantastique, entre réalité et fiction, cet « Attrapeur d’oiseaux » fait un roman bref et astucieux.


Titre : L’Attrapeur d’oiseaux (Rio Acima, 2016)
Auteur : Pedro Cesarino
Traduction du portugais (Brésil ) : Hélène Melo
Couverture : Wu He Ping / Agence IllustrationX
Éditeur : Rivages
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 1082
Pages : 186
Format (en cm) : 11 x 17
Dépôt légal : mai 2024
ISBN : 9782743663483
Prix : 8 €


Les éditions Rivages sur la Yozone :

- [« L’Occupation du ciel » de Gil Bartholeyns>31164]
- « Une bonne tasse de thé » par George Orwell
- « Hiérarchie, la société des anges » par Emanuele Coccia
- « Qui après nous vivrez » par Hervé Le Corre
- « L’Odyssée des étoiles » par Kim Bo-young
- « L’île de Silicium » de Chen Qiufan
- « La Messagère » de Thomas Wharton
- « Les Vagabonds » de Richard Lange
- « Comptine pour la dissolution du monde » de Brian Evenson
- « Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham Jones
- « Un bon Indien est un Indien mort » de Stephen Graham Jones
- « Petites choses » de Bruno Coquil
- « L’Inventeur » de Miguel Bonnefoy




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