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Petites choses
Benoît Coquil
Payot, littérature générale, 222 pages, septembre 2023, 19,50 €


« C’est autour de son pied mince et droit que tous vont orbiter, chamanes, chercheurs, sorciers, chimistes, espions, hippies, sages et fous, dieux et diables. »

Rien ne prédisposait le banquier Robert Gordon Wasson (1896-1986), vice-président de J.P. Morgan & Co., et son épouse Valentina Pavlovna Wasson (1901–1958), pédiatre, à changer la face des années soixante. Pourtant, leur passion commune pour les champignons et pour un domaine qu’ils ont d’une certaine manière créé, l’ethnomycologie, les conduira à découvrir un hallucinogène encore inconnu, la psilocybine, en allant enquêter au Mexique dans le village de Huautla, dans la région d’Oaxaca, en territoire mazatèque.

« Psilocybe vous rendra cosmique. »

Gordon Wasson et son épouse assistent au rituel d’un chamane mazatèque du nom d’Aurélio Carreras. Puis Wasson revient en compagnie d’un photographe du nom d’Allan Richardson, et en l’absence du chamane sont orientés vers Maria Sabina, une villageoise, qui elle aussi sait voir l’invisible. Là commence l’aventure, car les deux hommes ne se contenteront pas d’assister au rituel. Ils consommeront eux-mêmes le champignon et feront l’expérience de visions fabuleuses. Valentina, son épouse, et leur fille Masha, feront de même.

La passion scientifique pour l’ethnomycologie, un terrain qui n’est pas entièrement vierge car botanistes, historiens et linguistes l’ont déjà arpenté, la soif de découvertes, la création du néologisme « enthéogène » (la fameuse « chair des dieux » des Mayas ) pour les substances utilisées à des fins mystiques ou extatiques, le fait d’avoir reclassé le monde en pays « mycophiles » et « mycophobes » (par jeu au départ, mais ils recevront à ce sujet les commentaires élogieux du fameux ethnologue Claude Lévi-Strauss), ne suffisent pas à Gordon et Valentina Wasson. Il leur faut laisser leur empreinte, il leur faut leur part de gloire. D’où, en 1957, la présentation de leurs découvertes non pas dans des revues scientifiques, mais dans la revue grand public Life et dans le supplément de nombreux journaux intitulé This Week. Ils ont changé les noms de lieux, les noms propres des personnes. Mais à une telle échelle, rien ne peut plus empêcher la violation de ce qui aurait dû rester un secret.

« Si vous croyez au temps régulier des horloges, au temps régulier résolu rectiligne des horloges, Psilocybe le rendra liquide et sinueux comme le ruisseau, le fera s’épaissir, le rendra solide, gazeux, changera les heures en secondes. »

Dès lors, tout s’emballe. Albert Hoffman, qui avait découvert le LSD, n’est pas long à isoler la psilocybine et à la synthétiser en laboratoire. Des psychologues cliniciens, dont le fameux Timothy Leary, lancent le Harvard Psilocybin Project, un essai clinique sur des détenus, mais vont peu à peu déraper : la psilocybine ne sera plus un moyen mais un but en soi. Ce sont les années soixante, tout s’accélère, comme dans les prémices de la mondialisation. Les hippies et junkies, qui “prennent leurs trips pour des miracles et leur plaisir pour une révolution” s’abattent sur Huautla. Ce qui était un rituel sacré connu de très peu d’individus devient une machine commerciale, un grand n’importe quoi, avec folklore de pacotille et rituels inventés de toutes pièces à destination des crédules.

« Ils ouvrent sur d’autres mondes, des mondes invisibles. Leur halo vous fascine. Leur mauvaise réputation vous attire, ce qu’on dit de leurs accointances avec la foudre, le diable, la folie. »

Ce « Petites choses » narre donc une histoire vraie, le roman d’une aventure, d’une découverte et peut-être aussi d’un désastre, celui d’un temps qui déjà accélère comme de lui-même et porte en lui des éléments destructeurs. L’histoire de la région de Huautla qui emportée par la mode et par le progrès se transforme, inexorablement, celle de la vie de Maria Sabina à jamais changée, celle de Gordon et Valentina Wasson, celle d’une génération qui bascule dans les substances hallucinogènes avant de les voir devenir illégales. Scindé en deux parties, “A short cut to Mushrooms” (le titre d’un chapitre du « Seigneur des anneaux » de Tolkien ) et “Huautla wonderland”, composé de chapitres brefs consacrés aux protagonistes et aux aspects historiques, ce « Petites choses », richement documenté et imagé, se lit aisément. Avec une écriture fluide, Benoît Coquil brode, comble les trous, recrée les ambiances et l’époque, donne vie à une aventure oubliée, mais qui a façonné notre monde. Le lecteur intéressé par l’histoire des composés psychoactifs naturels trouvera plusieurs chapitres érudits et intéressants dans « Le Monde caché » de Merlin Sheldrake ; celui qui souhaitera en savoir plus sur les excès de leur consommation et leur rapport trouble avec la créativité se penchera sur « Gonzo Girl » de Cheryl Della Pietra, la biographie romancée de Hunter S. Thompson.


Titre : Petites choses
Auteur : Benoît Coquil
Éditeur : Rivages
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 222
Format (en cm) : 14 x 20
Dépôt légal : septembre 2023
ISBN : 978743660642
Prix : 19,50 €


Les éditions Rivages sur la Yozone :

- « La Messagère » de Thomas Wharton
- « Un bon indien est un indien mort » de Stephen Graham-Jones
- « L’île de Silicium » de Chen Qiufan


Hilaire Alrune
23 août 2023


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