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Chasseur de Sorcières (Le)
Bernard Knight
Pygmalion, policier, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), 390 pages, Mars 2009, 21,90€

Fin du XIIe siècle. Richard Cœur de Lion, revenu de croisade et libéré de sa geôle autrichienne, a contraint Jean à lui rendre son trône. En plus de l’opposition entre Normands et Saxons, s’ajoute celle entre les fidèles au Roi et les partisans de Jean. John de Wolfe, , trop vieux pour les champs de bataille, est désormais « corouner » d’Exeter, le second officier de justice de la ville, chargé d’enquêter sur les morts suspectes, les troubles dans le royaume, et de faire respecter la justice royale.



Suite à la mort d’un marchand drapier, et à l’initiative de sa veuve qui soutient à grands cris que celui-ci a été tué par un maléfice, un climat de suspicion et d’intolérance envers ces “femmes malignes” s’abat sur Exeter. Le chanoine Gilbert de Bosco, cousin de la veuve, y voit l’occasion de briller auprès de l’évêque, et déclenche une véritable croisade contre les sorcières. Wolfe aura fort à faire pour maintenir le calme en ville, en cela peu aidé par son irascible et détestable beau-frère, le shérif Richard de Revelle.

Du policier à l’événement social

« Le Chasseur de Sorcières », sous-titré « les enquêtes de John de Wolfe », voudrait marcher dans les pas des romans d’Ellis Peters et de son héros le Frère Cadfael. Si les deux personnages ont de nombreux points communs (un sens aigu de la justice mais aussi une grande humanité, un passé de croisé en Terre Sainte…), les différences entre leurs aventures sont flagrantes. Tandis qu’Ellis Peters fait débrouiller des écheveaux de mensonges à son Frère Cadfael pour faire éclater la vérité et punir les coupables, le roman de Bernard Knight débute plutôt comme une enquête de “l’inspecteur Columbo”, puisque dès le second chapitre le lecteur est témoin d’une discussion entre le commanditaire du meurtre et son exécutant, tandis que le corouner Wolfe répète à la veuve enragée qu’il n’est pas de son ressort d’enquêter sur une mort qui semble naturelle.

On réalise vite que d’enquête, il n’y en aura pas dans l’immédiat, et que seule la précipitation des évènements poussera John de Wolfe à suspecter un meurtre (et encore, pas avant les trois quarts du roman). Le véritable enjeu de cette histoire est la sorcellerie, telle qu’on l’entend à l’époque : commerce avec le diable pour les plus intransigeants des religieux, à l’image du chanoine Bosco, et tradition médicinale à peu de frais pour la population, surtout en zone rurale où médecins et apothicaires sont rares.
Plus qu’un simple roman policier, c’est un grand plaidoyer contre l’intolérance, et le récit ordinaire de l’aveuglement dont peut faire preuve une foule haranguée par un orateur aussi brillant que fanatique, ainsi que des dégâts irréversibles qu’elle peut causer avant de revenir à la raison. Et neuf cents ans plus tard, rien n’a changé, j’en prends à témoin les regrettés Fernand Raynaud et Pierre Desproges, qui le premier avec « les étrangers qui mangent le pain des français » et le second dans « les rues de Paris ne sont plus sûres », nous jettent en pleine figure cette peur de l’autre qui demeure tapie au fond de la plupart d’entre nous, et que la moindre étincelle peut enflammer, le brasier de la xénophobie surpassant toute forme de raison.

La loi & l’ordre, mais pas que…

L’œuvre de Bernard Knight est aussi un travail d’historien. Le roman est en effet précédé de quelques notes, pour rappeler le climat politique de l’époque (Richard Cœur de Lion a renversé son frère Jean, mais l’a amnistié), expliquer le rôle du « couroner » (littéralement l’officier de la Couronne, le mot est devenu « coroner » de nos jours), et ajoute quelques détails, notamment sur la monnaie, qui ne sont pas malvenus. D’autant que l’argent et la loi sont très présents dans cette histoire, Wolfe s’opposant à son beau-frère, le Shérif d’Exeter Richard de Revelle, un homme à peu près aussi sympathique que son confrère de Nottingham dans le « Robin des Bois » de Kevin Reynolds, et aussi ambitieux qu’avare (une scène où Revelle s’accroche à son argent vaut la prestation de Louis de Funès dans « L’avare » ou même « la Folie des Grandeurs » de Gérard Oury). Wolfe n’aura de cesse de le faire tourner en bourrique à la moindre occasion, à défaut de le prendre en flagrant délit de vol ou de trahison, car il est ouvertement partisan du prince Jean. Les deux officiers s’affrontent donc sur tous les points, chacun faisant de son mieux pour évincer l’autre, chacune de leurs rencontres déclenchant un échange de remarques cinglantes et menaces plus ou moins voilées.

Le piège de la langue

Dans la lignée de ce travail historique, Bernard Knight s’emploie à truffer son texte de mots médiévaux et d’expressions d’époque, ce qui rend la lecture bien plus savante et ardue que celle d’un « Cadfael ». Et pour un résultat final mitigé, malgré les efforts du traducteur Jean Sola, qui n’a pas dû être à la fête. Environ une fois par page, le lecteur butera en effet sur un mot archaïque, plus du tout usité et absent de son dictionnaire, que seul le contexte lui permettra de saisir, car les notes de bas de page ne sont guère légion, et concernent exclusivement le lexique original de l’auteur. Moi-même, licencié d’histoire et féru de moyen-âge, ai hoqueté assez régulièrement devant des termes étranges, des expressions disparues ou totalement réactualisées dans notre langue d’aujourd’hui. Certains mots donnent l’impression d’avoir été « vieillis » artificiellement et de servir le decorum, tels « un gâble adornait le porche (page 33) », « la male encontre (la mauvaise rencontre, page 96) » ou « elle avait à faire à un autre client (avait affaire, page 173) ».

Mais, en parallèle, l’auteur semble avoir voulu rendre une certaine notion du langage courant, et des expressions très familières, voire parfois d’une vulgarité incongrue, émaillent étrangement le récit comme les dialogues. Après plusieurs moments de stupeur, j’ai fini par rapprocher cette démarche de celle d’Alexandre Astier et son « Kaamelott », dans lequel il plaque un langage contemporain (donc théoriquement anachronique) mâtiné de l’argot d’Audiard pour retranscrire de manière évidente qu’on ne se parlait pas en alexandrins à la Table Ronde.
Si la série d’Astier fait mouche, ce n’est pas le cas du « Chasseur de Sorcières », car tomber sur « un détail qu’il ne manquait jamais de lui balancer à la gueule (page 110) », « mener une existence peinarde (page 319) » ou encore « se taper le voyage (page 364) » est assez déstabilisant. La rencontre de « que dalle », « machin », « frimeur », « zigouiller » ou « louftingue », que ce soit dans le récit ou les dialogues, est plus également surprenante, et m’a fait à chaque fois l’effet d’une décharge électrique. Exemple pire encore, à la limite du blasphème, « ce putain de prêtre » (sur lequel je doute que le mot « putain » s’appliquât aussi aux hommes en 1195). Le « s’envoyer des putes » est aussi éloquent du rapprochement avec le langage du XXe siècle.

Si la plupart de ces mots ou expressions peuvent se comprendre et s’avérer corrects d’un point de vue étymologique ou historique, on a souvent la sensation désagréable de passer d’une langue du XIIe siècle à celle de nos jours sans trop savoir pourquoi, ce qui nuit à cet excellent récit. Tantôt on bute sur un mot, tantôt on s’interroge sur le sens médiéval d’une locution employée le jour même. Une attitude à bannir si vous voulez lire ce roman avec plaisir. Lisez, sans vous poser de questions.
Singularité de ce texte oblige, traquer les éventuelles coquilles ne fut pas sans mal.

Un bon roman, mais pas à la portée de tous

Les critiques d’outre-Atlantique, en quatrième de couverture, vantent la filiation avec les romans d’Ellis Peters. Comme je l’ai dit plus haut, c’est un argument à double tranchant. Si l’ambiance et l’époque sont similaires, « le Chasseur de Sorcières » n’est pas un roman policier à proprement parler. Il délaisse l’enquête pour aborder le code judiciaire saxon, flirte parfois avec la comédie italienne ou la dramaturgie grecque, et témoigne des mentalités du XIIe siècle dans une langue bien plus riche de termes historiques que les « Cadfael », qui risque de déstabiliser les lecteurs dépourvus d’un lourd bagage culturel.

« Le Chasseur de Sorcières » laisse finalement un drôle de goût, sa forme linguistique particulière empiétant sur son histoire, au point d’en faire pointer les faiblesses (des personnages manichéens, un récit qui stéréotype les mentalités) qui relativise la portée de son message : lorsque la foule s’enflamme, est-ce que quelques hommes de raison peuvent endiguer la marée humaine haineuse ? Ainsi que le montre le roman, en écho à des évènements de nos jours, il faut que l’aveuglement conduise à provoquer l’horreur pour que les hommes retrouvent la raison. Et cherchent un coupable à blâmer…

Coquilles et soucis

Ma liste de commentaires est exhaustive, je le reconnais, et mes récriminations pas toutes argumentées. Néanmoins, la parcourir vous donnera des exemples détaillés des points soulevés ci-dessus.

- Expressions anciennes, vocabulaire : (j’ai fait ici quelques recherches, notamment dans le Robert 2008, d’où viennent les références citées)
Page 31 & 56 : se frayèrent passage
Page 33 : un gâble adornait le porche (deux mots inconnus du dictionnaire)
Page 47 : cagote (faux dévot, tartufe)
Page 73 : dès avant que…
Page 96 : la male encontre
Page 113 : pharamineux > faramineux
Page 74 & 113 : se faire faute (manquer de faire quelque chose)
Page 102 & 104 : si tu faux à me livrer ta confession (verbe faillir, forme désuète)
Page 115 : soutane, surplis et manipule (la manipule est une pièce d’étoffe sur la manche du prêtre, durant la messe. Vient du latin,1380)
Page 173 : elle avait à faire à un autre client
Page 221 : en position orante (en prière, latin)
Page 231 : compaing (compagnon ? mot inconnu du dictionnaire)
Page 241 : tran-tran > train-train ? (anachronique ?)
Page 241 : du déshonneur et de la hart (corde à pendre)
Page 250 : pour y obvier (résister, 1180)
Page 307 : les ais (planches, 1160)
Page 309 : la plommée (masse d’armes, 1150)

- Anachronismes
Page 115 : des richards et des influents > je doute que richards, utilisé aussi péjorativement, convienne à une époque où le roi lui-même s’appelle Richard…
Page 171 : liards > Le liard est une monnaie française, utilisée du XIVe siècle à la Révolution. Elle n’a rien à faire si tôt en Angleterre.
Page 368 : [ils] firent refluer la presse à coups…> la pression des badauds ?, la presse telle qu’on l’entend aujourd’hui n’existant pas, l’information étant diffusée soit par crieur public, soit par colportage.

- Familiarités de langue
Page 110 : un fait qu’il ne manquait jamais de balancer à la gueule de John > expression très contemporaine. De plus, c’est la seule occurrence de l’expression « ne pas manquer de » au détriment de « se faire faute »
Page 113 : frangin
Page 174 : frimeur > terme du XVe siècle, la frime est un comportement volontairement trompeur, de la comédie... Le terme frimeur n’apparaît pas avant le XIXe siècle.
Page 144, 211 & 263 : dare-dare
Page 145 : que dalle
Page 157 : le machin
Page 199 : s’envoyer des putes
Page 219 : son pif morveux d’apprenti
Page 230 : zigouiller (1895)
Page 246 : vous me posez une colle
Page 278 : louftingue
Page 283 & 361 : scribouillant
Page 314 & 323 : le putain de prêtre
Page 319 : une existence peinarde
Page 364 : se taper le voyage

- Coquilles et soucis
Page 43 : juste en face s’alignaient du côté opposé… > redondant, non ?
Page 76 : qui se tenaient d’un air de deux airs derrière Cecilia > de deux hères ?
Page 125 : qu’ils utilisaient toujours tête à tête > en tête à tête ?
Page 273 : l’évêque m’a reçu en audience > manque le point final
Page 277 : taule > 2e occurrence du mot, mais l’orthographe “tôle” figurait précédemment (à quelle page, je ne sais plus)
Page 277 : roval > royal
Page 280 : partisan > partisane ?
Page 281 : les autres se font le plus plats possible > plat
Page 370 : le Prince John > seule occurrence où son nom n’est pas francisé

- Problème d’accord avec l’expression « des plus… » (expression signifiant « parmi les plus… » requérant donc un accord au pluriel) :
page 22 : une entreprise des plus rentable,
page 100 : un moment des plus inopportun,
page 115 : un air des plus imposant,
page 171 : une existence des plus chiche,
page 238 : un angle des plus précaire,
page 343 : son inconfort était des plus pénible,
page 343 : une sensation des plus singulière,
page 357 : un incendie des plus grave,
page 365 : un aspect des plus morcelé.


Titre : Chasseur de Sorcières (le) (The Witch Hunter, 2004)
Sous-titre : Les enquêtes de John de Wolfe
Auteur : Bernard Knight
Traduction : Jean Sola
Couverture : Ambrogio Lorenzetti, les effets mauvais du gouvernement à la ville et à la campagne (fresque du XIVe siècle, détail), © Electa/Leemage
Editeur : Pygmalion, voir la page du roman
Pages : 390
Format (en cm) : 24 x 15 x 2,6
ISBN : 978-2-7564-0255-0
Dépôt légal : Mars 2009
Prix : 21,90 €



Nicolas Soffray
27 mars 2009


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