
« Mais en filigrane de cette histoire, une autre s’est dessinée, celle des cicatrices, des notes de bas de page, des trous de mémoire, des somnambules. »
Devant l’émergence du réseau et plus globalement des technologies numériques, devant ses possibilités qui semblent infinies, il y a plusieurs manières de réagir. L’adhésion enthousiaste et (presque) inconditionnelle d’Alessandro Baricco développée à travers son essai [« The Game » >25786], mais aussi une certaine retenue chez ceux qui avaient très tôt constaté la fragilité et la corruption des données conservées, la disparition subite de sites d’intérêt, la volatilisation d’archives numériques et la vulnérabilité considérable au piratage. C’est autour de cette thématique particulière que François Theurel a décidé d’articuler les matériaux et contributions à ce numéro 4 de « L’Estrange » : “l’inquiétante étrangeté d’un web encore jeune, mais qui ressemble déjà à un Grand Ancien rongé par l’amnésie, dans tout ce qu’il a de perturbant et poétique.”
Avec “Vies et morts des mondes virtuels”, le mystérieux Obscuria ne s’intéresse pas aux simples sites morts, supprimés ou figés, mais à des univers entiers qui se sont d’un jour à l’autre évanouis, “ne laissant derrière eux que des légendes et des fantômes de code.” De ces royaumes disparus de jeux-univers autrefois fréquentés par des millions de joueurs en ligne, et dont les bases étaient exclusivement économiques (ce qui explique leur effacement sans scrupules dès que la fréquentation diminuait, les souhaits des joueurs résiduels ne pesant rien face aux coûts d’énergie et de maintenance), il ne reste le plus souvent que des reliques éparses – captures d’écrans, codes correctifs générés par des utilisateurs, bribes de code chez les concepteurs – “fossiles numériques” ne laissant pour la plupart aucun espoir de les voir ressusciter un jour. D’autres jeux-univers peuvent être partiellement réanimés, façon zombie, mais les fantômes sont aussi susceptibles d’exister dans des jeux toujours en ligne : pans entiers pouvant être crées et modifiés par des utilisateurs ayant eux-mêmes disparu, devenus des espaces tournant à vide, sans âme, sans essence, ou autres zones de développement abandonnées en cours de route par les concepteurs. À l’autre extrémité du spectre, des serveurs clandestins ont permis de véritables renaissances, comme cela a pu être le cas pour (« City of heroes »). Mais peut-être, souligne l’auteur, la force principale de ces univers réside-t-elle dans nos mémoires organiques et dans la manière dont ils ont transformé les vies de leurs utilisateurs, dans la manière dont leur disparition a pu leur faire comprendre la fugacité de toute chose. Un article auquel vient faire écho l’entretien avec Ben Latimore consacré à la fin du logiciel d’animation Flashpoint, qui aura marqué une génération entière, et à sa conservation à travers Flashpoint Archive.
Des jeux, de l’animation, donc, mais aussi d’autres formes de créativité. C’est à travers un port folio d’Adrian Cain que l’on découvre une forme d’art inattendue. Nul besoin de « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick pour être confronté à des ordinateurs atteints de démence ou de sénilité : nous l’avons tous vécu un jour ou l’autre et c’est de ces bugs, et de ces erreurs qu’est né le glitch art, empruntant les images ou fragments d’images dues à ce “désagrègement du medium, sa dislocation dans un chaos de pixels”, qu’elles soient spontanées ou dues à la manipulation intentionnelle de fichiers à l’aide de logiciels inadaptés pour composer de nouvelles œuvres. Un glitch art également abordé au cours d’un passionnant entretien avec l’artiste et chercheuse Rosa Menkman, qui s’intéresse à son évolution et à ses dérives comme la fashwave ou la neocrapstraction, fait les mêmes constats qu’Antoine Daer au sujet de la quasi-totalité du web (“ces plateformes s’appuient sur des principes de gouvernance, de contrôle, de surveillance et de censure”), attire l’attention sur le caractère illusoire de la persistance et de l’accessibilité des archives déposées sur ces plateformes qui se les approprient et en disposent à leur gré, et parle des structures de la mémoire, des « bibliothèques fantômes », de Jorge Luis Borges et de Walter Benjamin.
C’est à partir d’une forme particulière de glitch art (un film ayant gagné en magie grâce à une certaine lenteur de connexion) que François Theurel, avec “Pixels fantômes”, aborde la hantologie de Jacques Derrida, dont le web semble “être devenu l’ultime expression moderne.” Il s’interroge sur les lost media et la capacité du web, à l’aide des forums et communautés, à retrouver des informations et des références que l’on croyait perdues tandis que le même web, par ailleurs “fragmente les souvenirs, et multiplie des spectres mémoriels de plus en plus dispersés, fugaces, confus” et qu’obsolescence oblige, “de plus en plus de choses sont vouées à disparaître dans l’angle mort des technologies.” En définitive, il rappelle que “l’outil de sauvegarde est aussi un outil de perte.”
Dans “Échos du web mort-vivant”, Antoine Daer, geek depuis toujours, ne mâche pas ses mots. Entre son histoire personnelle de créations de sites et de blogs, années dont il a compris qu’il ne reste que des catacombes mémorielles attendant “qu’une panne de serveur ou un abonnement non renouvelé tire définitivement la chasse ” et l’histoire globale du réseau, il fait le bilan des mêmes déceptions. Le web pouvait historiquement être considéré comme l’œuvre et l’aboutissement du flower power, la libération par rapport au Big Brother, mais il est devenu tout le contraire, avec son principe du réseau social comme “plateforme propriétaire centralisée colonisatrice et mercantile consacrée à la pression de chaque être humain sur la planète comme autant de citrons à données personnelles revendues sous forme de ciblage publicitaire à des annonceurs argentés.” Ce n’est donc pas la corruption des données stricto sensu qui intéresse Antoine Daer dans cette synthèse édifiante, mais la corruption d’un idéal ayant transformé le web en boîte de Skinner faisant des humains des rats dépendants de la dopamine du clic imbécile, de la corruption de la fonction même du web, de la corruption mentale et de la corruption tout court, en définitive celle du réel, dans un bel article qui, en quelques pages, pourrait servir de réfutation à l’essai d’Alessandro Baricco dont nous parlions plus haut.
Avec “Du magnetopunk à la singularité technomémorielle”, Julien Amic fait un constat identique : entre la nouvelle utopie humaniste de la déclaration d’indépendance du cyberespace de 1996 et le triste constat de sa colonisation par les grandes firmes numériques mercantiles, nous sommes dans les lendemains qui déchantent. En étudiant l’histoire du réseau et en l’éclairant au projecteur des littératures de genre (Murray Leinster, Alain Damasio, Philip K. Dick, Catherine Dufour, Greg Egan, Fredric Brown), il signe d’une certaine manière l’acte de décès d’idéaux et de souvenirs perdus, allant jusqu’à esquisser un autre monde où les IA génératives s’approprient peu à peu nos propres souvenirs.
Autre article riche et passionnant, “Les cannibales ont mangé mon internet”, où Quentin Bruet-Ferréol aborde le web à travers l’angle du bizarre, des sites farfelus (dont un site de faux cannibales où s’était glissé Armin Meiwes, un cannibale authentique !), complotistes ou politiquement incorrects qui malgré les recherches effectuées via la Wayback Machine d’Internet Archive et ses près de mille milliards de pages archivées (dont parle également Patrick Baud dans son “Musée imaginaire”) semblent avoir bel et bien disparu. Si le weird disparaît du web, explique l’auteur, c’est parce que les GAFAM “s’emploient à nettoyer leurs plateformes des contenus qui les dérangent, les algorithmes sont conçus pour favoriser les contenus les plus lisses et uniformes pour favoriser les intérêts des annonceurs publicitaire.” D’une certaine manière, explique l’auteur, le réseau est déjà mort depuis des années, l’intelligence organique n’y a plus de place, comme semblerait le prouver l’émergence du Dieu-crevette (Shrimp Jésus) créé par des IA génératives et instantanément adoré par des millions de… chatbots !
Bel article également de Vincent Capes, qui, avec “Des fresques sur les parois secrètes du crâne” étudie la mémoire du web à l’aune de celle des siècles précédents. Un vaste tour d’horizon qui vient appuyer les constats des autres essais de ce volume, celui d’une liberté et d’une effervescence révolues, celui d’un réseau devenu “pénitencier panoptique” des grandes firmes numériques et backroom déshabité (“internet fut un espace pluriel fait de diversité. Il n’y a plus maintenant que du même à perte de vue.”) Reste à s’en écarter ou à le réinventer, à l’image de ce qu’en urbanisme on nomme les « chemins du désir », sentiers tracés par le passage répété des individus hors des voies que d’autres ont cru pouvoir tracer à leur intention.
Il n’est pas possible de rendre compte exhaustivement des cent-soixante-huit pages de reportages, d’entretiens, d’essais et d’images en lien avec la mémoire du web. Ce numéro quatre de l’imposante revue « L’Estrange » se présente comme d’habitude sous forme d’un fort volume à dos carré, imprimé sur un épais papier cartonné, et abondamment illustré. Seule limite, des choix de couleurs pour le fond et pour les lettrages pas toujours heureux qui peuvent rendre la lecture des textes difficile. Dédié à David Lynch, cet « Estrange 4 », ne s’intéresse pas seulement à la manière dont la mémoire perdure ou au contraire dans le réseau ; il explique aussi l’histoire du réseau, celle de lendemains qui déchantent, d’une révolution qui comme toutes les révolutions a été corrompue, achetée, récupérée par des individus qui, au vu de leur évolution au gré des changements politiques, apparaissent chaque jour un peu moins recommandables. La mémoire d’internet est donc aussi celle d’une impermanence, celle d’une époque et d’idéaux qui, déjà commencent à être un peu trop oubliés.
Titre : L’Estrange n° 4 La Mémoire d’internet
Auteur : François Theurel (direction)
Éditeur : Gallimard/Hoëbeke
Collection : Hoëbeke
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 4
Pages : 168
Format (en cm) : 20 x 25
Dépôt légal : avril 2025
ISBN : 9782073102386
Prix : 20 €
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