
Dans “Lac des âmes”, un anthropologue sort d’hibernation dans un vaisseau spatial dévasté. Tous les membres d’équipage sont morts, la plupart des enregistrements sont détruits, et l’ansible, le seul instrument capable de communiquer avec la Terre, a disparu. Il ne reste plus qu’une navette capable de l’emmener, sans possibilité de retour, à la surface de la planète où se trouve manifestement l’ansible. Il y découvrira bien des créatures, dont certaines manifestement intelligentes, ce qui le poussera à essayer d’avertir la Terre par tous les moyens, pour que la corporation à laquelle il appartient ne puisse pas glisser ces intelligences sous le tapis et exploiter la planète comme si de rien n’était. On reconnaît là une thématique classique de la science-fiction, qui n’est pas non plus sans évoquer les dérives corporatistes mises en scène dans la saga cinématographique Alien. Ce “Lac des âmes” apparaît comme un récit ambitieux mais paradoxal : d’un côté il est question d’études scientifiques extrêmement poussées avec séquençages génétiques, de l’autre côté le protagoniste se rend à la surface de la planète exactement comme dans la science-fiction naïve et pulp des années trente, sans aucun équipement, comme s’il se rendait dans un parc à côté de chez lui, sans avoir vraiment pris la peine, malgré le peu d’enregistrements intacts, de se renseigner plus avant sur les dangers potentiels, végétaux, animaux, microbiens, ou autres. Par ailleurs, rien ne viendra jamais vraiment expliquer la situation de départ – la simple crise de folie d’un scientifique explique difficilement la mise à mal complète d’une mission de cette envergure et l’étendue des dégâts constatés, et les hypothèses émises par le protagoniste ne sont pas non plus très crédibles. Ce “Lac des âmes” apparaît donc comme une nouvelle ambitieuse mais hétérogène et souffrant de plus d’une facilité scénaristique.
Un petit parfum d’Edgar Rice Burroughs et un hommage à ses romans martiens avec “L’Hespérie et la gloire”. Quand un individu jugé mentalement dérangé s’installe chez un hôte à la campagne et commence à lui narrer, dans le plus pur style mégalomaniaque, ses aventures princières sur la planète Mars, s’élève du récit un parfum très « pulp » qui sent bon les années trente. Un récit qui a le charme d’un siècle passé, qui plus est savoureusement ambigu : il se pourrait que le fou ait finalement raison, à moins que ce ne soit, au final, son hôte qui ait perdu contact avec le réel.
Exotisme encore avec “Un autre mot pour le monde”. Une planète, un satellite, deux peuples. Des accords diplomatiques anciens. Une souveraine, une émissaire à bord d’un « volier » abattu, un évènement qui fait vaciller le monde au seuil d’une guerre, d’une série de massacres façon pogroms. Mais il y a peut-être encore moyen de stopper cette chaine d’évènements trop classiques. Une nouvelle façon Jack Vance avec peuples divers, aventures, exotisme, et un bel avertissement sur la naïveté, la facilité et la paresse entraînant le recours systématique aux technologies émergentes, non contrôlées, non validées, en l’occurrence un appareil de traduction automatique utilisé par tous.
“Les Justifiés” se déroule dans un univers où une caste de métamorphes éternels – dont l’immortalité repose sur le passage au fil du temps dans des corps organiques successifs, à la configuration mi-humaines mi-animales de leur choix – règne sur un vaste peuple de mortels – manifestement de simples humains. Mais lorsque l’une de ces créatures, de nature asociale ou tout simplement solitaire, se trouve rappelée dans l’étroit cercle du pouvoir pour venir à bout d’une rébellion ou d’un simple mécontentement de ces derniers, qu’il soit réel ou imaginaire, les choses ne tournent pas tout à fait comme prévu. Un récit cruel sur le pouvoir, les droits et la différence. “Les Justifiés” est aussi le texte le plus récent du volume (d’où, sans doute, le jeu entre masculin et féminin, par exemple avec le terme « froeur ») publié en langue originale en 2019 dans une anthologie consacrée aux mythes : on reconnaîtra donc, dans le protagoniste principal, la sanguinaire déesse Hathor du panthéon égyptien.
Fantastique plus moderne avec “Enterrez les morts”, qui ne constitue pas vraiment une histoire, plutôt une scène, avec une note de fantastique moderne à visée sociale et psychanalytique. Pas de récit complet non plus avec “Le Camp en péril”, qui ressemble plus au chapitre d’un roman, d’un univers que l’auteur aurait prévu de développer avant de l’abandonner. La terre y est peuplée de volatiles intelligents et belliqueux (on songe aux oiseaux rapaces ou à leurs ancêtres dinosauriens) qui entament la conquête de l’espace. Mais leur science n’a pas de cohérence avec celle que nous connaissons : ils sont capables de construire des vaisseaux mais n’ont aucune connaissance préalable de l’atmosphère de la lune ou de la planète Mars, et prennent leurs décisions à partir de la déclamation de chroniques anciennes.
“La triste histoire de l’oignon sans larmes” est un conte bref, une fable, une variation sur les possibles autres propriétés du végétal : une œuvre de fantaisie comme on en écrivait au dix-neuvième siècle, concise et plaisante. En moins de trois pages également, “Empreintes” met en scène le devenir d’un personnage victime d’un accident d’avion, ou plus vraisemblablement d’astronef. Entre espoir et purgatoire, avec d’inquiétants éléments liés au monde de l’enfance, “Empreintes” fonctionne par ses aspects glaçants.
Trois nouvelles se déroulent dans le cadre des chroniques du Radch, une trilogie d’Ann Leckie comprenant « La Justice de l’ancillaire », « L’Épée de l’ancillaire » et « La Miséricorde de l’ancillaire ». Un espion Radchai manipule un pilote de vaisseau pour s’introduire sur un monde non conquis par le Radch dans “Le lent poison de la nuit”. Intrigue florentine autour d’un jeu de stade et d’une affaire de corruption dans “Elle m’ordonne et j’obéis”. S’il n’y a pas besoin de connaître la trilogie sus-citée pour lire ces nouvelles riches et denses, elles peuvent donner la même impression que d’autres récits du volume : plutôt des chapitres, des épisodes que des nouvelles à part entière. Plus indépendante, plus figurée, plus poétique et plus brève, “La Création et destruction du monde” compose un mythe des origines réussi.
Les autres nouvelles se déroulent dans l’univers du roman de fantasy « La Tour du freux ». Un univers où les dieux sont omniprésents et en contrepartie de leurs bienfaits exigent de la part des hommes des prières et des sacrifices réguliers. Les règles sont immuables : les dieux ne peuvent mentir sous peine d’un affaiblissement considérable de leur puissance. Ils ne peuvent prédire l’avenir que s’ils sont suffisamment puissants pour infléchir le cours des évènements vers les attendus de leurs prédictions, car dans le cas contraire ils useront jusqu’à leurs ultimes forces à la tâche, provoquant eux-mêmes leur disparition. Mais si les dieux ne peuvent mentir, ils peuvent, comme les augures et autres haruspices de l’antiquité gréco-romaine, demeurer soigneusement sibyllins, jouer sur le sens des mots, sur la compréhension des phrases… ainsi la prudence est-elle de mise, car, par exemple, mieux vaut ne pas siéger sur un trône qu’y siéger mort. Entre dieux (parlant par l’intermédiaire de grenouilles, serpents, oiseaux, poissons, lézards et même fourmis) et humains, les accords et les jeux de dupes sont donc fréquents, mais dans ces ententes ou malentendus parfois mafieux les dupes ne sont pas toujours celles que l’on attendait. Ainsi en est-il dans “ Le dieu d’Aù” où un groupe de navigateurs sans-dieu aborde une série d’îles habitée par un dieu qui voit en eux la possibilité d’étendre son royaume. Dans “La Nalendar ” , une jeune fille fuyant un prétendant se trouve confrontée au dieu éponyme qui personnalise ce fleuve immense, et à un ancien dieu noyé et oublié, suite à un naufrage, dans un segment transformé en lac de son ancien lit. “L’épouse du serpent” compose un récit cruel et désespéré dans les tentatives de rapt, de contrainte, de meurtres, d’alliances et d’interprétation des augures. Dans “Les Dieux des marais”, une enfant d’une dizaine d’années se trouve confrontée à des dieux différents et au retour d’un frère mort. Plus court récit de cette partie, “Le dieu inconnu” voit un dieu souhaitant vivre l’existence d’un mortel tomber désespérément amoureux d’une humaine – une variante évidente des légendes de la mythologie classique. “Comme un vol de Bacon hors du gazon natal” (traduction fantaisiste de « Saving Bacon » par Patrick Marcel, inspirée par le fameux “Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal’’ tiré des « Conquérants » de José Maria de Heredia), est une comédie de mœurs où les dieux aviaires et les premiers aérostats prennent toute leur place. Retour à l’âpreté des sacrifices et au dieu du fleuve Nalendar (et de celui de la rivière Schael) avec “Adorée du soleil”, qui vient joliment clôturer le volume. Malgré leur éclectisme – on y trouve tour à tour du drame, de la truculence, du picaresque, de la comédie, de la métaphysique, de la poésie, de l’enquête policière – ces sept nouvelles sont unies par une trame commune et composent un tout à la fois varié et cohérent dont l’imagination, les personnages, les astuces tordues et l’exotisme font plus d’une fois penser à Jack Vance.
Avec de la science-fiction ancienne ou moderne, du fantastique lui aussi ancien ou moderne, et un riche univers de fantasy, ce « Lac des âmes », fort de près de cinq cents pages et de dix-huit nouvelles, propose donc un bel éventail dans lequel chaque lecteur ou lectrice devrait trouver des récits à sa convenance. Une initiative louable et une belle publication dans un paysage éditorial où les éditeurs semblent privilégier les trilogies interminables et où les recueils de nouvelles commencent à faire défaut.
Titre : Le Lac des âmes (Lake of Souls, 2024)
Auteur : Ann Leckie
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Patrick Marcel
Couverture : Studio J’ai lu
Éditeur : J’ai lu
Collection : Nouveaux millénaires
Site Internet : page recueil (site éditeur)
Pages : 475
Format (en cm) : 13 x 20
Dépôt légal : avril 2025
ISBN : 9782290412114
Prix : 22 €
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