
« La question, généralement non dite, mais constamment dans l’air, était de savoir qui faisait le vrai travail de nommer. Les devins, derrière les portes fermées de la voiture de divination, qui recouraient à des arcanes pour chasser de nouveaux mots et les piéger à l’aide de glyphes ? Ou les messagers, qui traversaient villes, forêts et champs à la recherche de ces choses, difficiles à trouver parce qu’elles étaient innommées, auxquelles faire enfin coller ces mots ? »
Si « Au commencement était le Verbe » (évangile de Jean), la disparition des mots est le début de la fin, ou tout du moins d’un effondrement sans commune mesure avec les apocalypses habituelles de la fiction. Un évènement dont on ne saura jamais rien, et que l’auteur nomme plusieurs fois « quand je-ne-sais-quoi était tombé de l’arbre à je-ne-sais-quoi », a bouleversé le monde qui semble réduit à celui d’une ère industrielle débutante, un monde qui se révélera très typé steampunk. La première partie, intitulée “Le Mot pour les ennuis”, se déroule à bord d’un train nommé le Numéro Douze. Dans ce train qui voyage à travers la contrée des cités nommées (Murmure, Boucle, Feuille, Fosse et quelques autres) réside l’héroïne du roman, qui elle-même n’a pas de nom et qui est désignée comme la messagère. Au sein du comité des noms qui coexiste avec d’autres comités, celui des cartes (la topographie), des fantômes et des rêves, elle est la seule à ne pas avoir elle-même de nom, mais dispose pour sa tâche – délivrer dans le monde extérieur les noms qui lui sont attribués par les devins, eux aussi à bord du train – d’une aisance particulière. Mais un attentat fomenté par les sans-noms à la gare de Boucle, auquel elle échappe miraculeusement, puis une seconde tentative d’assassinat par les mêmes sans-noms dans la ville de Fosse attirent sur elle l’attention de Fumée et de Givre, à la tête des diseurs, qui représentent la loi. Un étrange marché lui est alors proposé. Lorsque Livre, son supérieur à bord du train numéro douze, trouve la mort dans des circonstances étranges, les soupçons convergent vers elle, la poussent à s’enfuir en compagnie d’un monstre secrété par ses rêves, d’un clandestin (un chat dans ce monde où les chats n’ont pas de nom), et d’un vieux fantôme rapiécé.
« Elle savait que c’était impossible. À aucun arrêt sur la ligne le Carré Noir n’avait ajouté ni retiré de voiture, ni n’en avait modifié l’ordre. Et pourtant, le train se présentait à elle comme un jeu de cartes, battues et distribuées différemment chaque soir – ou se refermait au contraire comme une chose vivante, conspirait silencieusement à lui cacher ses secrets. »
Seconde partie, second train : dans “Le Spectacle du carré noir”, la messagère à la fois en fuite et en quête de Billet, sa sœur dont elle n’a pas de nouvelles depuis des années mais dont elle sait qu’elle est passée par cette confrérie, se fait embaucher au sein du Carré Noir, une troupe de théâtre itinérante en perte de notoriété. Après y avoir tiré une carte rarissime – le chevaucheur – elle y prend rapidement une place à part, une place capable de créer un point de bascule, de rupture, dans l’essence même de la troupe. Une troupe disposant de pouvoirs, de monstres, de fantômes, d’un passé riche et complexe, et dont les membres – tout comme ceux du train numéro douze – ne sont pas toujours exactement ceux qu’ils semblent être, d’où un aspect investigation et thriller qui rend les aventures de la messagère sans cesse plus complexes. Entre mystères, menaces, poursuites et intervention de Givre et de Fumée, les diseurs de la loi à la tête d’un terrifiant comité de suppression, le Carré Noir, au terme de la représentation d’une saga jusqu’alors restée sous le manteau, changera de nature et entraînera la messagère à fuir une fois encore, et à découvrir un comité secret, contre-pouvoir au comité des diseurs. Tout se résoudra ou tout au moins se continuera dans la plus longue partie intitulée “L’Ultime frontière”, aux marges du monde nommé. C’est par le saut d’une draisine à un autre véhicule encore que s’opère la transition vers cette troisième partie, manière pour l’auteur de rappeler l’importance du langage, qui lui aussi est vecteur et véhicule. Une “Ultime frontière” qui se révélera moins intimiste et bien plus cinématographique que les parties précédentes, et qui sera suivie d’une conclusion apaisée et de perspectives nouvelles, “Le Monde nommé”.
« Une bande d’images déroulée devant une lentille donnait l’illusion que la figure traversait le décor en marchant, comme si elle arrivait de loin et d’un autre temps, tandis qu’une autre bande faisait voler des oiseaux au-dessus de la rivière et qu’une autre encore envoyait des images rouler dans le ciel. »
Le lecteur et la lectrice devront être capables de composer avec un manque de définition de l’univers mis en scène par Jedediah Berry. Quelle a été la catastrophe qui a fait disparaître les mots ? Comment les hommes et la société, manifestement inchangés, ont-ils pu perdurer sans lexique, ou tout du moins avec un lexique à tel point diminué ? D’où vient ce pouvoir que certains ont de recréer ou de réattribuer les noms ? Que sont exactement les fantômes ? L’auteur met en scène un univers atypique donnant par moments l’impression d’être trop lâche, comme si un flou artistique perpétuel s’étendait à la fois sur sa genèse et sur sa structure. Un manque de netteté pour un monde auquel on devrait pouvoir accorder une logique et une cohérence propres et dans lequel, compte tenu de l’absence de repères et de la longueur du récit (qui atteint les six cents pages), le lecteur peine à vraiment se plonger. On a l’impression que cet univers trop abscons, trop ésotérique, ne se définit que partiellement au gré de la progression de la messagère, lorsque ses aventures le nécessitent, mais n’a pas suffisamment d’existence préalable. Il serait facile de dire que, dans ce roman où le théâtre prend une large part, l’auteur soulève progressivement le rideau et ne dévoile sa scène que par à-coups. Hélas, pour rester dans le registre théâtral, il y a aussi une large part de deus ex-machina, par exemple quand les routes bitumées et les automobiles, dont on n’avait pas entendu parler en plus de trois cent cinquante pages (et dont on n’entendra plus guère parler par la suite) arrivent très exactement au moment où le besoin s’en fait sentir.
Pour autant, il y a dans ce « Chant des noms » de belles trouvailles, de belles images, comme cette scène dans une rotonde ferroviaire sous dôme dans laquelle des rêveurs, évoquant les fumeurs d’opium de la littérature classique, élaborent une gigantesque créature à base de pièces de métal dans un bassin de verre en fusion. Il y a le goût des mots et la poésie du langage, le goût du théâtre, celui des milieux artistiques et bohêmes qu’affectionne à l’évidence l’auteur. On pourra apprécier ces monstres, nés du rêve et concrétisés dans la « drêche », amas de scories, de limailles, de résidus, de bouloches, mais aussi de griffes et d’appendices vulnérants, qui peuvent se révéler amicaux ou agressifs. On appréciera ces fantômes toujours présents, toujours actifs, mais susceptibles d’être transformés en esclaves par le pouvoir en place, à l’occasion du processus de « calibration », voire même, au sens propre du terme, en combustibles à machines de guerre, référence évidentes au formatage et à la lobotomie exercés par les gouvernements et les oligarques des technologies de communication. On apprécie – même si rien ne l’explique, et même si une telle astuce a déjà été vue ailleurs – le lien télépathique de l’héroïne avec son clandestin, qui lui permet, à travers lui, d’avoir accès à des informations capitales. On apprécie d’autres éléments encore, qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir. Roman imparfait mais riche et complexe, ce « Chant des noms » recèle de belles surprises.
Titre : Le Chant des noms (The Naming Song, 2024)
Auteur : Jedediah Berry
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Valentin Baillehache
Couverture : Pauline Ortlieb
Carte : Jennifer Hanover
Dessins et décorations intérieures : Istock by Getty Imges
Éditeur : Hachette
Collection : Le Rayon Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 609
Format (en cm) : 15 x 23
Dépôt légal : mars 2025
ISBN : 9782017896104
Prix : 28 €
Le Rayon imaginaire sur la Yozone :
« Les Dix mille portes de January », par Alix E. Harrow
« Destination Outreterres », par Robert Heinlein
« Golden age », par Fabrice Colin
« Le Temps des sorcières », par Alix E. Harrow