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Maudite : La Voie des Ombres
Laetitia Lajoinie
La Martinière, fictions, roman (France), 377 pages, aout 2024, 19€

La ville de Srapita vit dans l’ombre de la montagne du Bharal, un monstre légendaire au pouvoir néfaste qui oblige les gens à vivre la nuit. Mais la montagne est aussi une source de richesses, avec des pierres magiques qui font la renommée de la ville.
Depuis 143 ans, chaque année une expédition de jeunes gens formés pour cela tente l’ascension de la montagne pour tuer le monstre et lever la malédiction. Pour cela, chaque premier-né est confié à l’académie et élevé de façon militaire. Les 10 meilleurs deviennent la cordée porteuse d’espoirs.
Cette année, c’est Liv et sa tache sur la figure qui doit composer sa cordée. Longtemps solitaire, moquée ou rejetée par les autres, elle va devoir faire confiance aux autres, et réciproquement.



Après « Le serment des traqueurs » (que je n’ai pas lu), c’est le 2e roman de Laetitia Lajoinie. Sur fond d’ascension peut-être sans retour, elle tisse un huis-clos mêlé de fantastique qui marche plutôt bien, et s’avère surtout beaucoup plus subtil et travaillé qu’il n’y paraît.
Le roman s’ouvre sur l’épreuve qui a consacré Liv guerrière de lâme, porteuse de la seule épée à même de repousser les ombres, et le traumatisme de la chute mortelle de son dernier rival. On y découvre aussi Sérina, la directrice de l’académie, qui se charge de forger le caractère des cordées, de les endurcir autant que leur inculquer le sens du sacrifice. Car rares sont ceux, comme elle, qui sont revenus.

On fait quelques allers-retours entre passé et présent, pour mieux suivre la formation de Liv, son implication, sa volonté de réussir, d’être la première, et ses relations compliquées avec les autres enfants, entre ceux qui la rejettent et ceux vers qui elle ne va pas, car elle-même les juge trop faibles. L’autrice nous brosse un portrait psychologique fascinant et très cohérent d’une enfant puis d’une ado rejetée et en même temps déterminée à se faire reconnaitre et accepter par les autres.

Une fois parvenue à cette première place, la composition de l’équipe met Liv face à ses responsabilités : privilégier les meilleurs, les plus compétents ? ou y a-t-il d’autres critères à prendre en compte, comme les amitiés, voire les amours ? Contrainte d’écarter son propre petit ami au profit de Brynjar, son pire ennemi (et frère jumeau de son rival mort au début), elle ressent le poids de son devoir.
Très vite, Brynjar, populaire et compétent, va prendre l’ascendant sur le groupe, mettant l’autorité de Liv en porte-à-faux et menaçant la cohésion de la cordée.

Et ce n’est hélas pas tout. Le groupe de dix n’a que peu d’informations sur son périple, une connaissance vague de la montagne transmise via pierre magique par les groupes précédents. Dès le 2e palier, le Bharal se met à parler dans leur tête, leur susurrant leurs pires craintes pour les faire échouer. Autant dire que le paquet de traumas de Liv lui donne largement de la matière. Il lui annonce aussi à l’avance les morts à venir, et ses prédictions se réalisent avec précision. Chaque membre étant spécialisé, avec parfois un remplaçant moins doué, les pertes sont toujours sévères et amputent lourdement les réussites de la mission. Elles mettent les nerfs à vif, entament les amitiés, exacerbent les dissensions.
Et pourtant, ils doivent continuer. Parce que fuir serait une honte pour eux et ceux qui sont passés avant. Parce qu’il y a un espoir qu’ils réussissent, lèvent la malédiction. La plupart oublient que le retour sera sans doute impossible, faute de pierres-soleil pour rester au chaud ou simplement de nourriture...

Au fil des pages, à plusieurs reprises j’ai râlé contre les failles du roman, ces facilités de l’intrigue qui érodent peu à peu sa crédibilité. Le fléau de la littérature jeunesse milieu de gamme. Ici, on se demande : pourquoi ne sont-ils pas mieux préparés, mieux renseignés ? pourquoi l’académie n’insiste pas sur la cohésion du groupe ? Pourquoi si, pourquoi cela... ? Et peu à peu, la lumière se fait : rien de tout cela n’est accidentel, ni de la part des personnages, ni surtout de l’autrice.
Laetitia Lajoinie aurait pu jouer avec une narration à la première personne pour nous mettre des œillères, elle prouve qu’on peut parvenir au même procédé en narration externe, centrée sur son héroïne, et par ces multiples facettes de son passé, ses souvenirs, et l’interprétation que Liv en fait. A ce titre, la palme revient à Brynjar, objectivement le personnage le plus posé et pragmatique du groupe, qu’elle nous donne à voir comme un jaloux imbu de lui-même et leader tyrannique. Une fois nos yeux dessillés, on a envie de relire certains passages pour les voir autrement. Beaucoup de paroles, de choix, de décisions s’éclairent différemment.

Et à la lumière de la révélation finale, toute la trame du roman prend une nouvelle couleur, plus sombre encore, tissée de jeux de pouvoirs qui échappaient à nos héros.

Tout cela dans l’ambiance oppressante d’une ascension de haute montagne, trop rapide pour la santé des jeunes, pour éviter les dangers naturels qui sont partout, où la moindre seconde d’inattention peut être fatale. S’y rajoute la menace des ombres, qui obligent Liv à être deux fois plus vigilante, et accélèrent sa fatigue et sa paranoïa.

J’ai donc été agréablement surpris par « Maudite : la voie des ombres », et si quelques passages sont perfectibles, ou manquent parfois de réalisme, l’ensemble est fort appréciable, dévoilant un univers original et réfléchi, une intrigue à plusieurs strates et des personnages très bien écrits, à la psychologie torturée et cohérente. Enfin, l’écriture est de qualité, jouant bien avec les non-dits et les points de vue.
Bref, une très bonne lecture !


Titre : Maudite : la voie des ombres
Autrice : Laetitia Lajoinie
Couverture : Clémence Courot
Éditeur : La Martinière
Collection : fictions
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 377
Format (en cm) : 22 x 14 x 3
Dépôt légal : août 2024
ISBN : 9791040119517
Prix : 19 €


pour pinailler sur la forme, on à un thé “à l’eau fondue” p. 165, et “des dizaines de pierres” p.205 qui en devienne plus raisonnablement “une dizaine” p. 208. Autour de la page 272, le temps devient assez élastique, les personnages se perdent des heures (6, p.272) mais arrivent à faire un aller-retour avant le lever de soleil (et sans tomber de fatigue)


Nicolas Soffray
4 mai 2025


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