À chaque nouveau roman, Jacky Schwartzmann va un peu plus loin, et frappe un peu plus fort.
L’excellent « Shit ! » nous mettait dans les pas d’un CPE de lycéen de Besançon qui vend du cannabis pour financer la réussite scolaire des élèves défavorisés, « Kasso » nous racontait, déjà à Besac, une arnaque montée par un sosie d’un acteur célèbre qui prétendait produire « La Haine 2 ». Schwartzmann revient ici à Lyon, sa ville de « Demain c’est loin », qu’il connaît bien et dont il nous parle en connaisseur, citant des lieux précis, des noms qui font partis de la culture locale, ce qui est toujours agréable.
Aux terreaux de plans sociaux et de trafics dans les cités, on peut ajouter un nouvel élément marquant à la capitale des Gaules : les groupes d’ultra-droite qui font régner leur loi dans une relative impunité (quand le gouvernement décide en plus de dissoudre la Jeune Garde antifascite, les seuls à leur tenir tête sur les pentes). Ce « Bastion », certes une fiction, est donc bien ancré dans une réalité très contemporaine.
Jean-Marc, gaucho et retraité, se retrouve donc à infiltrer les milieux de soutien zemmouristes pour aider à les faire tomber. Mais pour obtenir des preuves, il va devoir participer activement aux plans de Didier l’entrepreneur soutien du groupe Bastion. Deux opérations d’envergure, l’une pour rafler du cash, l’autre pour obtenir des armes, lui sont confiées, puisque Didier l’a jugé, à juste titre, moins con que Bernard. Deux opérations qui se dérouleront avec toute la truculence ubuesque qui fait qu’on lit Schwartzmann avec délice et plaisir coupable : des éléments très pragmatiques, un refus du spectaculaire, et systématiquement ce petit détail drôle, incongru, si improbable et pourtant tellement naturel qu’on frôle la catastrophe. Je ne vous dévoile rien, mais j’en ris encore un mois après ma lecture.
Une fois le doigt dans l’engrenage, Jean-Marc va se retrouver propulsé à Paris, dans une histoire bien plus médiatisée. Devenu indispensable à Didier, qui en profite pour se faire bien voir, notre retraité va devoir trouver comment s’en sortir « les cuisses propres », selon l’expression de l’inspecteur Xavier. Si c’est encore possible.
Encore une fois, on lit Schwartzmann pour cet humour, pour ce décalage, ces situations improbables mais fruit d’une logique implacable. Mais aussi pour la documentation de son histoire. Dans Bastion, il décrit les actions des groupes d’extrême droite après des populations fragiles (allant faire des maraude comme le Samu social), mais à destination des blancs uniquement (et tomber sur des Blancs musulmans -qui refusent leurs sandwichs au saucisson- les fait buguer), comment avec Bernard, ils « chassent » les signatures des maires des petites communes avec un discours aussi bien rodé que creux de soi-disant changement de cap, de retour aux valeurs, pour masquer les relents rances de corruption et bien sûr de racisme et d’islamophobie. Kevin, le jeune skin / nervi / petite main qui va épauler Jean-Marc est une synthèse de la jeune génération pauvre qui gobe ce mensonge que les étrangers leur volent leurs perspectives d’avenir (la page 108 est un résumé éloquent). Et c’est encore plus facile d’en vouloir à son voisin si sa couleur de peau le désigne comme étranger.
Via « Bastion », l’auteur ne donne pas la parole à l’extrême-droite, il montre leurs discours, leur logique circulaire et leur vacuité, et surtout il le confronte à leurs actes, diamétralement opposés. Les partisans du retour de l’ordre sont des élites financières bien pourries qui ne comptent pas changer quoi que ce soit à leur mode de vie, c’est-à-dire continuer à s’engraisser sur le dos des plus pauvres en les montant les uns contre les autres, en lâchant quelques miettes à qui vendra sa sueur pour le moins cher, quelle que soit sa couleur.
Tandis que l’intrigue gagne une nouvelle dimension, et en gardant à l’esprit que c’est une fiction, on les voit prêts à à tous les coups tordus et illégaux, sous l’argument de retourner les méthodes des trafiquants / corrompus au pouvoir contre eux. Des méthodes que l’auteur est allé puiser dans les affaires plus ou moins récentes qui mettent ces partis sous les feux des projecteurs : détournements de fonds publics, rétrocommissions, fausses factures, etc. Pour les faits moins légaux, la presse locale est riche d’informations. on y retrouve des éléments de l’économie souterraine aussi pointés par Julien Hervieux (« Sur les Rails » et « Un coup dans les urnes ») ou Jérôme Leroy (« Les derniers jours des Fauves »). Signe que la fiction est très proche de la réalité, l’intervention de Médiapart comme porte de sortie pour notre héros à qui peu de choses seront épargnées, jusque dans les dernières pages, pour notre plus grand plaisir de lecture.
Encore, toujours avec Jacky Schwartzmann, on rit beaucoup, on tremble un peu, et on savoure tout ce que l’auteur fait passer, sous le couvert de la fiction, en espérant que cela dessillera ses éventuels lecteurs séduits par les idées nauséabondes des partis brocardés ici. Et que tous, par contre, ne se tromperont pas de cible, comme le souligne Jean-Marc : il y a les pauvres pantins, et les marionnettistes sans scrupules.
Comme à chaque fois, j’ai hâte de lire le prochain, tout comme j’espère qu’enfin, quelqu’un osera les porter à l’écran, quitte à ne garder que la gouaille audiardesque des dialogues de cette prose ciselée.
Titre : Bastion
Auteur : Jacky Schwartzmann
Couverture : Kento Iida
Éditeur : Seuil
Collection : Cadre noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 300
Format (en cm) : 22 x 14 x 2
Dépôt légal : mars 2025
ISBN : 9782021547757
Prix : 19,90 €