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Dernier Noël de guerre
Primo Levi
Pocket, n°19398, traduit de l’italien, littérature générale / anticipation, 123 pages, novembre 2024, 7 €


Primo Levi est avant tout, ne l’oublions pas, un écrivain des camps et de la Shoah. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans ce volume plusieurs textes à forte teneur autobiographique. Avec “Fra Diavolo sur le Pô”, consacré à ses tribulations militaires, c’est en creux et par l’absence qu’il dessine son séjour dans les camps d’extermination, séjour qu’il aborde plus précisément dans “Dernier Noël de guerre”, avec, à travers une histoire de friandises reçues de l’extérieur, un mince rayon de lumière, l’apparition d’un soupçon d’humanité chez une employée allemande du camp. Récit de guerre encore avec “Fin du gars de Marineo” , mettant en scène l’acte désespéré d’un soldat italien capturé par les Allemands. Récit à forte teneur autobiographique également avec “La Chair de l’ours” où, à travers des récits racontés dans un gîte en montagne apparaissent l’imprudence, mais aussi le goût de la liberté, et, en filigrane, les destins souvent tragiques des hommes libres.

Changement complet de registre et science-fiction ouvertement revendiquée avec “Les Fans de spots de Delta Cep”, qui met en scène un retournement de point de vue déjà classique, l’abord en apparence saugrenu de cette espèce étrangère qu’est l’humanité par une autre espèce, extra-terrestre celle-ci, appréciant avant tout, des programmes télévisés terrestres, les publicités pour conserves de tomates. Un récit plein d’humour qui tend à la bêtise humaine un miroir original et pas si déformant qu’on pourrait le croire. Est-on en enfer ou dans quelque sinistre royaume administratif supra-humain avec “État-civil”, où un obscur gratte-papier apporte sa modeste contribution à la bonne marche du monde en traitant dossier après dossier, c’est-à-dire en inventant – et en suscitant – à longueur de journée les motifs de décès d’individus condamnés au trépas ? On ne le saura jamais dans ce récit empli d’humour noir qui se termine en pied-de-nez et n’est pas sans faire penser aux fables de Dino Buzzati. Fable encore avec “En une nuit” qui fonctionne tout autant par son ambiance très froide, presque clinique, voire apocalyptique, que par son absence d’explication : dans ce récit où un train, arrivant dans une gare éloignée, est méthodiquement détruit, démonté, dispersé par les habitants – et son conducteur, devenu « inerte », sans doute tué – ce sera au lecteur, en l’absence de contexte, de trouver une explication, comme la tendance des humains à tuer le messager, à ne pas supporter ce qui vient d’ailleurs, l’expression d’un ressentiment contre un lointain pouvoir central, le désir d’effacer quelque chose pour faire croire que ce quelque chose n’a jamais existé ou simplement la capacité à systématiquement détruire et gâcher ce que le monde peut apporter. Un récit entre réalisme et fantastique qui, quelle que puisse être l’explication choisie, fait froid dans le dos.

Fables animalières, « leçons de choses » à l’ancienne ou « histoires naturelles » façon Jules Renard, plusieurs textes abordent, à travers des entretiens imaginaires, quelques particularités du monde vivant. Ce sont ainsi l’invention de la roue et du flagelle (“En direct de nos intestins : L’Escherichia coli”), les miracles de la pression artérielle ‘“La Girafe du zoo” ), les mœurs dangereuses des araignées (“Amours sur toile”), celles de la taupe (“Nez contre nez”) et, déjà, les modifications environnementales exerçant leur pression sur la faune aviaire (“Le Goéland de Chivasso”). Un journaliste peut ainsi dialoguer avec notre propre microbiome ou diverses espèces animales pour l’édification à la fois des enfants et des adultes.

Avec “Buffet”, c’est à travers une autre approche animalière, qui là encore n’est pas sans évoquer la fantaisie des textes de Dino Buzzati, que Primo Levi s’intéresse non pas au monde animal, mais à l’humanité elle-même. C’est par l’intermédiaire d’un bien curieux narrateur, dont le lecteur comprend peu à peu qu’il est en réalité un kangourou, que l’hôte d’un cocktail décrit, au cours de ce qui est qualifié de « buffet mélancolique », cette impression que nous ressentons tous un jour ou l’autre de ne pas être entièrement à notre place dans ce type de frivolité, de ne pas faire partie ou de ne pas vouloir faire partie de ce monde, de nous y sentir décalé, emprunté, et d’avoir envie avant tout d’être ailleurs. Comme avec le fameux cafard de Kafka, on ignore si le narrateur est animal uniquement dans sa tête ou réellement dans son apparence, mais peu importe : l’ambiguité se savoure et le récit atteint son but.

Encadrés par une préface de Jean-Claude Zylberstein et par une postface de Marco Belpoliti, ces treize récits composent un recueil tantôt grave et tantôt distrayant. Entre le poids de l’Histoire et la légèreté de la fable, entre fantaisie et sociologie, entre sciences naturelles et psychologie, avec ici et là une pointe de science-fiction et de fantastique, ce « Dernier Noël de guerre » fait regretter que Primo Levi n’ait pas consacré plus de temps à la fiction.


Titre : Dernier Noël de guerre (L’Ultimo Natale di Guerra , 1997)
Auteur : Primo Levi
Traduction de l’italien : Nathalie Bauer
Couverture : Pierre Béronie / Todd Trapani / Unsplash
Éditeur : Pocket (édition originale : 10 x 18, 2002)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 19398
Pages : 123
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal :
ISBN : 9782266342841
Prix : 7 €



Hilaire Alrune
23 décembre 2024


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