Commençons ce recueil par des récits qui ne surprennent pas trop. Nouvelle la plus longue du volume, “Tourisme macabre” déroule, entre voyeurisme et maladie de société, le thème du tourisme morbide – camps de concentration et hauts lieux de torture, pour ne citer que deux types de destinations possibles. L’auteur donne suffisamment d’indices pour que l’on devine comment cela finira. Mal. Durement. Mais si l’on sent venir la chute, cela ne l’adoucit en rien. Il en va de même avec “Famille d’accueil” : très tôt dans la nouvelle, le lecteur verra affleurer ici et là suffisamment d’éléments pour anticiper la fin – une fin qui n’exclut pas une pointe de jubilation féroce, ou de jubilatoire férocité. Si “Rationalité” ne peut prétendre innover, et loin s’en faut, tant les récits avec lesquels il partage à la fois le thème et la fin abondent dans la longue histoire de la nouvelle noire et fantastique, et s’il est là aussi possible d’anticiper le dénouement largement à l’avance, on ne peut nier que l’ambiance y soit parfaitement inquiétante. Une nuit d’orage dans un institut médico-légal, pour un amateur de récit noir, ça ne se refuse pas.
Changement de décor et d’époque avec l’Espagne franquiste (mais cela pourrait tout aussi bien être la lointaine Argentine déjà vue dans la première nouvelle) pour “Les silences de don Jaime”, où d’anciens nazis en fuite meurent les uns après les autres, à quelques années d’intervalle. Leurs décès ne sont suspects que pour l’investigateur, qui à chaque fois se contente de glisser ses doutes et ses conclusions sous le tapis. Mais où diable sont les assassins ? Avec l’éternelle figure de l’araignée tapie au cœur de la toile, un récit astucieux et une fin inattendue
On retrouve l’art de la chute dans “Talk show”, dont le personnage principal est un animateur sans scrupules de ce que l’on nomme la télévision-poubelle, prêt à toutes les infamies pour conserver et même augmenter encore son taux d’écoute. Quand il est contacté par un individu prétendant être le fameux tueur du zodiaque, il flaire le détraqué, peut-être un simple mythomane, mais aussi le coup juteux. Est-il prudent de suivre les instructions données par ce mystérieux correspondant pour un entretien dans un lieu isolé ? Une fin qui ne sera pas du tout celle que l’on croyait voir venir et une belle manipulation de la part de l’auteur.
Faisons une pause et abandonnons un moment la noirceur extrême avec “Et après… les hommes” fable animalière sur la parenthèse humaine permise par l’épidémie de coronavirus, et voyageons un moment dans le futur en envisageant “Le Grand Voyage”, certes dans le registre peu optimiste de la dystopie, mais où domine malgré tout un bel aspect humain. Et terminons cette pause en plongeant définitivement dans le vert chlorophyllien d’“Organique et Globale Menace”, qui pourra évoquer aux amateurs de science-fiction des récits d’invasion ou de contagion végétale, à commencer par le fameux « Encore un peu de verdure » de Ward Moore.
Retour aux âmes noires avec “Les Chats”. Pendant la seconde guerre mondiale, une jeune femme trouve refuge à la campagne, loin des bombardements allemands qui frappent Londres jour et nuit. Entre ébranlement nerveux et intrigue façon Agatha Christie, entre démence et manipulation, un récit où l’on finit par comprendre que l’espèce qui porte malheur n’est pas forcément celle que l’on croit. Ambiances façon Agatha Christie encore avec “Mauvais génie”, huis clos entre un critique littéraire peu amène et un auteur grand public ayant longuement ourdi une revanche machiavélique. Un récit retors comme les aiment les amateurs d’intrigues policières.
Un enfant de douze ans était capable, dès la décision américaine d’envahir l’Irak en 2003, d’anticiper que des atrocités allaient être commises par les soldats américains, sans même parler de celles qui devaient être perpétrées par les firmes privées devenues peu à peu principales opératrices et remplaçantes des militaires professionnels comme la très sinistre et tristement célèbre société Blackwater. Avec ses éléments fantastiques, “Les Dents du désert” vient surfer sur ces épisodes peu reluisants, rappelant que lorsque l’on prétend amener civilisation et valeur morales à un peuple, c’est inévitablement ce que l’on possède de pire qui lui est réellement apporté.
Noire encore, mais très imaginative, la seconde novella du volume, “L’Échange ou les horreurs de la guerre”, précédemment publiée, dans une version légèrement plus courte, dans l’anthologie annuelle « Treize à table » (Pocket, 2017), surpasse très largement, en densité et en inventivité, “Tourisme macabre”. Il y a quelque chose de très « pulp » et de très imagé, mais aussi de très prenant dans cette histoire de combattants aériens qui durant la première guerre mondiale s’affrontent, encore et encore. Mais le pilote auquel s’oppose le narrateur est-il réellement humain ? Dotée de maints développements inattendus, pour une part fantastiques, se prolongeant sur la décennie suivant le conflit, cette nouvelle parfois crue mais parfaitement efficace possède assez de matière pour nourrir un roman. Une histoire marquante et une belle réussite.
Terminons enfin avec deux textes qui sortent du cadre du récit noir. On reste dans la littérature avec “À un détail près”, qui, s’il met en scène deux coupables, dépasse le cadre du récit d’investigation. Pas de recherche d’effet mais une très belle nouvelle, optimiste ou presque – en tout cas lumineuse et tendant vers l’intemporel – sur la trace que l’on peut espérer laisser en littérature. “Dernier week-end à Neverville”, à travers la fascination pour une bourgade dont tous les habitants ont inexplicablement disparu, ne parle pas seulement d’un mystère : il parle du mystère dans son essence même, avec un récit qui au final flirte avec le borgesien.
Du convenu, de l’inattendu, du surprenant, du noir et du moins noir, du policier, du fantastique, de la science-fiction, ce recueil offre donc un bel éventail au sein des littératures de l’imaginaire. Dans ces quinze nouvelles, toutes ne surprendront peut-être pas le lecteur, mais tout lecteur devrait y faire quelques trouvailles à son goût.
Titre : Les Chats et quatorze histoires mystérieuses diaboliques cruelles
Auteur : Bernard Minier
Couverture : Pauline Ricco
Éditeur : Pocket
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 331
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 9782266348416
Prix : 10 €