Cent-soixante-huit pages de reportages, d’entretiens, d’essais et d’images en lien avec la thématique « Pulp ! ». Ce numéro trois de la très belle revue « L’Estrange » en contient trop pour que nous puissions en faire un compte-rendu exhaustif, aussi ne parlerons-nous que de ce qui nous semble le plus saillant.
Dans le registre de la fiction, une amusante trouvaille que cette nouvelle datée de 1942 et encore inédite en français d’Alfred Bester, un auteur insuffisamment traduit en France. Avec ses écrivains de « pulps » rêvant de littérature et de réussite, “The Unseen Blushers” fait penser aux faiseurs de comics plus récemment mis en scène par Alan Moore dès les premières pages de « Ce que l’on peut connaître de Thundermann » dans le recueil « Illuminations », mais aussi, avec l’aspect temporel et la possible révélation d’une gloire future, au grinçant “Enoch Soames” (1916) de Max Beerbhom, un texte quelque peu sarcastique sur l’ambition littéraire ou plus globalement artistique que l’on peut lire dans le numéro trois du « Visage Vert »).
On pouvait compter sur Philippe Baudouin, grand connaisseur du spiritisme et de l’occulte (et auteur entre autres d’un essai sur le nécrophone de Thomas Edison) pour dénicher un sujet et un individu peu ordinaires. Dans “Le Seigneur des âmes errantes”, reportage co-écrit avec Quentin Bruet-Ferréol et agrémenté de clichés de ce dernier, il emmène le lecteur sur les petites routes marnaises en compagnie d’un authentique excentrique, le doyen français des chasseurs de fantômes. Fondateur de l’Association pour le Travail, la Recherche et l’Investigation Universelle de la Médiumnité (ATRIUM), René Husson, lui-même médium après avoir été pharaon dans une vie antérieure, développe les capacités médiumniques des amateurs, attrape les fantômes à mains nues, les révèle à l’aide de photographies instantanées prises avec un vieux Polaroïd SX 70 et s’entretient avec le spectre d’un homme préhistorique dévoré par des cannibales. Également psychopompe, il organise au bord des routes des cérémonies de passage dans l’au-delà. Voilà qui est plus original et sans doute plus gratifiant que de passer sa vie à envoyer des SMS et à poster des photos de pizzas.
Parmi les entretiens se détache nettement celui de Bertrand Mandico, un cinéaste qui donne des choses à voir mais qui a également des choses à dire, dont nous avions mentionné quelques œuvres ici (After blue, Paradis sale) et là (Conaan). Fortement nourri d’une large culture, à la fois classique, populaire et underground, grand admirateur de Burroughs et de James Graham Ballard, Bertrand Mandico nous livre une assez fabuleuse anecdote de tournage, nous parle de ses influences, de ses propres techniques et de ses stratégies, de la nécessaire vigilance quant à la pérennité des supports, de l’incoercible prolifération des films et des missions devenues presque impossibles des sélectionneurs. À partir des éléments du présent, il développe une vision particulièrement affûtée du futur – une vision plus acérée, à l’évidence, que celle de bon nombre d’auteurs du genre.
Parmi les essais, il est impossible de ne pas mentionner un article consacré à un auteur majeur du genre, “À la rencontre de Philip K. Dick”. Un sujet périlleux dans la mesure où les nouvelles et romans de l’auteur effectivement présentent ici et là bien des aspects « pulps » (ses machines, ses extraterrestres, ses situations comme l’accident dans un accélérateur de particules au début de « L’œil dans le ciel ») mais où l’essentiel n’y réside jamais, les développements métaphysiques et conceptuels de l’auteur dépassant souvent les limites du genre. Si dans cet essai de Lior Nadjar on se trouve, avec une surabondance d’adjectifs et des formules discutables (Dick a publié “une quantité démentielle” d’histoires, des œuvres “plus que passionnantes”, etc.), assez éloigné de la rigueur des universitaires qui ont déjà énormément écrit sur l’auteur, cet article a le mérite de faire le grand écart entre l’aspect pulp – sur lequel il ne s’attarde guère – et le caractère plus ambitieux d’une œuvre unique (entre autres « Ubik », « Le Dieu venu du Centaure », « L’œil dans le ciel », « La trilogie divine », « Au bout du labyrinthe », « Le Guérisseur de cathédrales » suivi de « Nick et le Glimmung », « Le Profanateur », « Dr Bloodmoney », « La Vérité avant-dernière », « Les Marteaux de Vulcain », « Les Pantins cosmiques », « Brèche dans l’espace », « Glissement de temps sur Mars », « Le Temps désarticulé », « Les Chaînes de l’avenir », « Docteur Futur », « Blade runner », « Les Joueurs de Titan » ou « Petit déjeuner au crépuscule », et qui est le sujet de plusieurs essais comme « Invasions divines, Philip K. Dick, une vie » de Lawrence Sutin, « Phil, une vie de Philip K. Dick ou « Dick en cinq livres », par Étienne Barillier) et d’inciter ceux qui ne l’auraient pas lu à partir à sa découverte.
Très belle revue à dos carré, imprimée sur un épais papier cartonné, magnifiquement illustrée, cette revue « L’Estrange » est aussi d’un bout à l’autre un festival d’images. On notera en particulier le portfolio consacré à l’artiste allemand Max Löffler, auteur d’œuvres situées à la croisée des genres, entre tableaux et affiches mêlant surréalisme, pop art, art hippie-psychédélique et science-fiction vintage, avec ici et là des textures, des couleurs et des idées à la Folon ou à la Granger. Un « Estrange 3 Pulp ! » publié sous la direction de François Theurel qui se regarde autant qu’il se lit, et qui pousse à s’émerveiller et à aller plus loin dans les domaines pictural, littéraire et cinématographique.
Titre : L’Estrange n° 3 Pulp !
Auteur : François Theurel (direction)
Traduction de l’anglais (États-Unis), l’anglais (Grande-Bretagne) :
Éditeur : Gallimard/Hoëbeke
Collection : Hoëbeke
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 3
Pages : 168
Format (en cm) : 20 x 25
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 9782073067890
Prix : 20 €
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