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Eaux de sous le monde (Les)
Stefan Platteau
J’ai Lu, fantasy, 282 pages, septembre 2024, 7,90 €

Déjà paru avec deux autres textes (« Dévoreur », lui-même initialement publié sous forme de novella en 2015, et « Mille et une torches ») aux éditions Les Moutons électriques en 2023 dans le volume « Les Embrasés », qui constituait le tome 6 du cycle « Les sentiers et les astres », « Les Eaux de sous le monde » reparaît isolé, éternel mystère de redécoupage des séries lors de leurs passages en format de poche.



Court roman de moins de trois cents pages, « Les Eaux de sous le monde » s’inscrit donc dans le cycle des Sentiers et des Astres, et dans un univers de fiction oscillant à première vue entre le médiéval très européen et l’arrière-plan indianisant, même si cet arrière-plan, qui ne semble là que pour donner une touche d’originalité et d’exotisme – éléphants et singes mentionnés aux premiers chapitres, mais qu’on ne reverra jamais par la suite – disparaît assez vite, à l’exception peut-être de la dimension ophidienne. Il restera donc, après lecture, l’impression d’un monde médiéval ou post-médiéval, avec congrégations religieuses, monastères et abîmes souterrains.

« Tous les jours, à l’heure de la prière des pauvres, une corneille blanche comme l’ivoire apparaît dans la grande salle de la Maison des indigents, aux Tanneries. C’est d’abord un bruit d’ailes qui rôde au-dessus de nos têtes. Nos regards cherchent en vain sa source dans la pénombre de la charpente. Et puis soudain, les ailes se taisent et elle est là, perchée sur une poutre, à nous narguer. L’œil vif, cerné de noir… Elle marmonne et chuchote, à mots d’humains…des choses étranges et inconvenantes, que nous pouvons toutes entendre et comprendre, et qui nous mettent mal à l’aise. »

Dans la ville de Feddrantir, désorganisée et inondée après une crue massive, surviennent d’étranges évènements. Un oiseau qui semble capable de traverser les murs, qui chuchote des insanités… Des spectres venus d’on ne sait où… Tout commence chez les sœurs de la congrégation du Nimiron, dirigées par le Révérende Mère Arandith, qui ne se font pas prier pour accuser celles du Saharon, dirigées par l’abbesse Argyle, car ces deux ordres, depuis longtemps à couteaux tirés, passent autant de temps à se faire des coups en traître qu’à dispenser le bien autour d’elles. Chaleureuse ambiance pour le sage et sorcier Peyr Romo, invité à venir apurer la situation, chasser les spectres, et avant tout comprendre ce qui se passe.

« S’il lui fallait parler franchement, il rappellerait à la Révérende Mère que les ombres ne sont pas des mensonges, mais des lambeaux d’âmes, et plus souvent encore, des épines, des hontes, des remords et des rancœurs, souvenirs d’émotions réellement éprouvées par les membres de la communauté, et rejetées dans les caves de leur psyché. »

Quelque part entre le magicien, l’exorciste, et l’investigateur façon père Brown de Gilbert Keith Chesterton, Peyr Romo enquête. Le voilà confronté tour à tour au Saharon et au Nimiron. Deux univers en apparence feutrés mais qui, entre coups tordus, hypocrisies, perfidies et remarques acerbes continuent à s’affronter à travers lui. Mais Peyr Romo en sait et en apprend beaucoup : si des moniales le fuient, d’autres se confient à lui, et il comprend que perfidies, hypocrisies et acrimonies ne se pratiquent pas seulement entre les deux congrégations, mais aussi au sein des ordres eux-mêmes. Et que s’il y aurait beaucoup à dire, beaucoup n’est en réalité jamais dit.

« Ce sont les paroles les plus aimables que m’ait jamais adressées un cadavre. »

Une très gothique Nonne blafarde, des spectres couverts de sangsues, des serpents à la fois mythiques et authentiques et d’autres horreurs viendront pimenter un récit qui emmènera Peyr Romo dans les tréfonds des âmes et du passé, mais aussi dans les profondeurs du Pays d’En Bas, également nommé Inframonde. Car, dans une dimension psychanalytique évidente, si le meilleur des âmes s’élève au ciel, sa part noire descend vers les souterrains et ce que les crues et les inondations auront fait refluer et remonter à la surface ne sera pas seulement les eaux sales, mais aussi la plus mauvaise part des esprits humains et de leurs souvenirs, tout ce qui a été psychologiquement refoulé.

Nul paradoxe donc si ces « Eaux de sous le monde » culminent dans l’exploration par Peyr Romo des profondeurs de la topographie urbaine où se trouvent peut-être les mystères d’un passé lointain, mais surtout de décennies déjà oubliées et pas si lointaines dont la connaissance permettra d’expliquer, selon les lois de la logique fantastique, les apparitions et autres hantises. Nulle surprise donc si Peyr Romo, qui se révèle trop sagace, devient quelque peu indésirable aux yeux des unes et des autres. Amnésies et traumatismes, histoires occultes tout autant qu’occultées sont donc autant au programme que les apparitions et les aventures dans le monde souterrain.

« Alors, debout face au cercle, Peyr lève les bras et entonne une longue litanie dans la langue runique des géants. Au troisième cycle, les flammes des cierges s’inclinent dans le sens de rotation des horloges, telles des danseuses emportées par une ronde. Leur fumée fait de même en s’élevant, se met à décrire d’amples spirales sous la charpente, tandis que la lumière ambiante pulse d’étrange façon. »

L’ouvrage présente quelques-uns des travers classiques de la fantasy, comme, dès le second chapitre, l’exposition artificielle où l’on explique à Peyr Romo (en fait au lecteur) ce qu’il ne peut que déjà savoir, ce que confirmera par la suite sa connaissance antérieure des protagonistes, ou, ici et là, la surcharge d’adjectifs, mais aussi, de manière moins habituelle, l’utilisation par le narrateur omniscient d’un vocabulaire familier qui ne devrait être employé que par les personnages (se faire saucer par la pluie, pieu pour lit, etc.) et donne à la prose un aspect décontracté, plus verbal que réellement écrit. On passera sur ces éléments, sans doute volontaires, pour suivre cette investigation suffisamment riche en images et en personnages féminins pour emporter l’amateur du genre, une aventure qui apporte au déjà riche univers des Sentiers et des Astres une nouvelle dimension.


Titre : Les Eaux de sous le monde
Auteur : Stefan Platteau
Couverture : Johann Blais
Éditeur : J’ai Lu
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 282
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782290395554
Prix : 7,90 €



Hilaire Alrune
15 octobre 2024


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