Karine Martins conclut en beauté sa trilogie avec cet affrontement final tant attendu et riche en révélations.
Pour Gabriel, l’immortel sarcastique à la mémoire embrumée, c’est la douche froide lorsque les pièces du puzzle de la Sainte-Vehme le désignent peu à peu comme l’un de ses fondateurs, et pas simplement un outil soumis à leurs ordres par la toxine. Et s’il avait voulu oublié volontairement certains aspects déplaisants ?
Les recherches qu’il mène avec Grégoire le placent sur les lieux à des moments-clés de la vie locale. L’autrice fait savamment durer le suspense et les doutes de son héros : fut-il un sauveur, un défenseur des innocents, ou au contraire un vautour, un escroc qui profita d’un massacre sanglant pour poser les premières pierres d’un plan contre les Égares d’Europe ?
C’est par Rose, captive de Jonas au château de Wenderfels, que nous entreverrons quelques réponses. L’esprit qui possède le Comte, maître en titre de la Confrérie, semble avoir certains projets pour elle, mais la jeune sorcière rousse refuse de lui faire confiance, après des décennies à manipuler Gabriel. De plus, une présence diffuse hante le château, et Rose ne sait pas trop à quoi s’en tenir à son propos : elle lui provoque des visions parcellaires d’un passé où Gabriel semblait châtelain en titre et fort accueillant avec le premier Beaumont, dont les descendants leur ont mené la vie dure. Qui est cet esprit, et que lui veut-il ?
C’est sur ces éléments que l’autrice provoque son affrontement final : La Confrérie est sur le point de basculer aux mains de ses éléments les plus radicaux, le pressent Jonas, et le conclave convoqués draine au château wissenden et francs-juges, mais aussi troupes auxiliaires mercenaires davantage guidées par l’argent que par la nécessaire tempérance dans la régulation des Égarés. L’autrice prend soin, dans le putsch qui éclate, de ne pas faire de la Sainte-Vehme un monstre fanatique, en conservant parmi es laïcs de l’ordre des gens modérés, fidèles à son esprit d’origine. Néanmoins, cette modération ne fait pas le poids face à l’extrémisme du camp adverse. Une situation qui fait écho à la politique mondiale actuelle, où les plus acharnés prennent le pas sur les leaders sains d’esprit. L’Histoire n’est qu’un éternel recommencement...
Au village, dans un monastère abandonné, Voltz et ses amis prépare l’assaut, la libération de Rose, voient leurs plans s’écrouler avec l’afflux de mercenaires, s’inquiètent des forces en présence, notamment des femmes-fée meneuses de loups et autres créatures. Alliées ou ennemies ? Le groupe est traversé de remous : Grégoire est aussi posé et cérébral que Voltz peut être impulsif, et les échanges entre l’immortel et le jeune prêtre voient l’ascendant basculer : Gabriel est chamboulé par ses souvenirs, et Grégoire l’ancre à la réalité. Autour d’eux, Eve la vampire parisienne à la langue acérée, une gargouille et un cyclope un peu patauds achèvent de former une équipe de bric et de broc, souvent prête à suivre Gabriel aveuglément mais tout aussi prompte à certaines initiatives parfois maladroites. Bref, aucun plan ne fonctionne, ne résiste à l’épreuve du terrain, et chaque nouvelle découverte ébranle davantage nos héros.
Karine Martins nous offre une résolution tragique (compensée par l’épilogue) en nous donnant les clés tant attendues des pouvoirs de nos héros et leurs paradoxes. Elle achève d’en faire des créatures à la fois imparfaites et essentielles, en mettant au centre de leur force leur union, leur complémentarité malgré leurs divergences et leur mauvais caractère à tous.
J’ai dû écrire (ou bien penser très fort) que Karine Martins avait dû arriver en seconde position du concours Gallimard Jeunesse, juste derrière Christelle Dabos. Si leurs deux sagas n’ont rien à voir, et pas forcément la même ambition, « Ceux qui ne peuvent pas mourir » s’avère une très belle trilogie d’un millier de pages, certes plus accessible, mais aussi sombre et sans grandes délicatesses pour le public ado-YA, moins bavard mais non moins dense. Le traitement de la différence, de la peur de l’Autre, des minorités a de furieux échos contemporains, et achève d’en faire une lecture aussi intelligente que palpitante. L’éditeur ne s’y est pas trompé en confiant l’identité graphique à Riff Reb’s, et si la médiatisation a été moindre que pour la gagnante, nul doute que la trilogie va trouver une place durable dans nos bibliothèques.
En attendant, aux aguets, la prochaine parution de l’autrice.
Titre : L’esprit de Wenderfels
Série : Ceux qui ne peuvent pas mourir, tome 3/3
Autrice : Karine Martins
Couverture : Riff Reb’s
Éditeur : Gallimard Jeunesse
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 350
Format (en cm) : 22,5 x 15,5 x 3,2
Dépôt légal : janvier 2024
ISBN : 9782075192927
Prix : 18 €
Ceux qui ne peuvent pas mourir :
1- La Bête de Porte-Vent
2- L’Affaire Prometheus
3- L’Esprit de Wenderfels