Enfant, la narratrice, qui suit des cours de violon, erre à travers le conservatoire et se trouve attirée par la mélodie d’un pianiste, un autre enfant, à l’évidence brillant, virtuose, mais que son art ne semble pas vraiment intéresser : une jambe dans le plâtre, il demande à la petite fille de le pousser sur sa chaise roulante et de l’emmener à une vitesse folle sur la pente en direction de la rivière. Elle n’oubliera jamais ce moment. Il n’en gardera aucun souvenir.
Elle est lente, elle peut sembler apathique, elle n’a aucun don, elle est partout en dessous de ses camarades. Seule. Elle vit dans le temps qui est le sien, un temps où, par rapport aux autres, elle ne peut s’acquitter de ses tâches que très lentement. Avec une lenteur telle que certains peuvent croire qu’elle a déjà abandonné. Mais elle recèle en elle une force peu commune, une force qu’elle ignore encore. Elle n’abandonne jamais. Et quand elle rencontrera quelques années plus tard le petit garçon devenu adulte, elle le reconnaîtra au premier coup d’œil – lui pensera la croiser pour la première fois, et, une seconde fois, l’oubliera aussitôt.
Lui est doué en tout. C’est l’éternel premier de la classe dans tous les domaines, y compris dans les disciplines sportives. Le représentant des élèves. L’égal des professeurs. Le play-boy qui accumule les conquêtes et à qui l’on passe tout. Désespérément pour elle, tous deux se trouvent aux extrémités opposées du spectre. Grâce à son obstination elle a fini par entrer à l’université, mais elle est banale, quelconque, invisible. Tous deux se croisent, rarement, à quelques années d’intervalle, des rencontres mémorables pour elle, aussitôt oubliées pour lui. Mais il l’obsède. Ils se reverront encore.
Ce qu’elle a compris – elle dont le lecteur ne saura jamais le nom, et qui fera en sorte que lui, d’une manière particulière, ne puisse jamais le savoir non plus – c’est qu’elle n’arrivera jamais à le rejoindre, parce que leurs rythmes personnels semblent inscrits dans deux temporalités parallèles, deux mondes qui jamais ne pourront entrer en phase. Une vie à cent à l’heure – on pourra penser à « L’homme pressé » de Paul Morand – à l’opposé d’une indéfectible lenteur. D’où l’artifice science-fictionnesque qui permettra à la narratrice, durant une brève période, de vivre accordée à son temps à lui, de suivre sa musique à lui. Un élément scientifique qui ne sera pas vraiment à considérer comme de la hard-science, pas tout à fait non plus comme un Deus ex machina : on pourrait l’interpréter, d’une manière plus ancienne, comme un sort par essence transitoire dont il faudra un jour ou l’autre payer le prix. Comme l’ouverture d’une possibilité, celle de vivre, ne serait-ce que de manière fugace et au mépris du destin, ce à quoi l’on n’a jamais été destiné mais à quoi l’on aspire de tout son être.
On a dès les premières pages de belles images sur le temps, dès les premiers chapitres d’élégantes pages sur la musique : Xia Jia sait parler simplement et poétiquement de la magie des mélodies comme ont pu le faire Alessandro Baricco dans « Novecento pianiste » ou Maxence Fermine dans les récits de « Billard Blues ». Puis se dessine l’amour impossible, non partagé, non partageable. Puis la lutte de la narratrice qui mettra en œuvre toutes ses forces, toutes ses ressources, pour entrer dans la vie de cet homme dont les failles, décelables dès l’enfance, l’ont écarté de la réussite flamboyante que tous attendaient de lui, et ont fini par faire du jeune prodige un autre type d’homme que celui que tous croyaient voir.
Il y a dans cette fiction romantique la beauté poignante des amours impossibles, la culmination stupéfiante du plan de la narratrice qui, entre amour éternel et éternelle vengeance, fera en sorte que lui, qui par désinvolture n’a jamais su qui elle était, se demande à jamais, après ce moment, qui elle pouvait bien être. Une revanche sur le sort, mais aussi la confirmation malgré elle du destin – peut-être à présent assumé – d’une jeune fille se sachant anonyme et qui aura tout fait pour devenir inoubliable.
Si en dépit d’un artifice science-fictionnesque qui permettrait de le rattacher au genre (en une élégante variation des démêlés avec le temps dont on trouvera un bel éventail dans les « Nouvelles d’antan » de Jack Finney) et pourrait le faire figurer dans une autre collection de novellas, la collection Une Heure-lumière du Bélial’ (laquelle à ce jour ne comprend pas de textes chinois, puisque si Ken Liu, l’auteur de « L’homme qui mit fin à l’histoire » du « Regard » et de « Toutes les saveurs » est bien né en Chine, il est de nationalité américaine), « Ton temps hors d’atteinte » est en définitive plus à classer dans la littérature générale. Ce qui fait la force de « Ton temps hors d’atteinte », c’est avant tout son humanité profonde mise au profit de l’histoire poignante de ces deux êtres qui malgré une proximité très banale vivent perdus dans deux mondes différents, deux mondes qui à l’occasion vont se frôler mais ne pourront jamais fusionner.
Titre : Ton temps hors d’atteinte (Ni wufa dida de shijian, 2012)
Auteur : Xia Jia
Traduction du chinois : Gwennaël Gaffric
Couverture : Jean-Marc Eldin
Éditeur : L’Asiathèque
Collection : Novella de Chine
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 4
Pages : 160
Format (en cm) : 10 x 18
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 9782360574001
Prix : 9,90 €
L’Asiathèque sur la Yozone :
« Fantômes d’Ogura » par Hubert Delahaye
« La Statue de Chaojue » par Hubert Delahaye
« Le Magicien sur la passerelle » de Wu Ming-yi
« Encore plus loin que Pluton » de Huang Chong Kai