Le fan Jeffrey D. Smith a beaucoup échangé avec elle et a pu l’interviewer entre 1970 et 1971, du temps où tout le monde voyait un homme derrière ce pseudo. Dans cet entretien, elle fait montre d’imagination, d’assurance, conservant toujours le mystère autour de son identité. Michael Swanwick rapporte une anecdote que Gardner Dozois lui a raconté au sujet d’une visite à Alice Sheldon en 1979.
Comme le montre très bien la bibliographie d’Alain Spauel, James Tiptree Jr a surtout écrit des nouvelles récompensées à de nombreuses reprises, forme où elle pouvait laisser éclater tout son talent.
Éric Jentile chronique les recueils et textes parus avant que sa véritable identité ne soit dévoilée et Nathalie Mège s’occupe de la partie James Tiptree Jr/Alice Sheldon.
Le guide de lecture francophone est vite expédié : un roman (« Par delà les murs du monde »), un recueil (le livre d’or en Pocket qui lui est consacré) et la novella « Houston, Houston, me recevez-vous ? » qui figurait déjà dans le « Livre d’or », seul ouvrage encore disponible chez un libraire actuellement. C’est là où le bât blesse. Quand le dossier vous aura bien donné envie de lire l’auteure, vous n’aurez accès qu’à une novella et la nouvelle du présent dossier. Bien peu en regard de son apport à la Science-Fiction. Il faudra vous tourner vers le marché de l’occasion et/ou les bibliothèques pour trouver son roman et ses nouvelles traduites en français, le Graal étant bien sûr le « Livre d’Or ». Des anthologies (« Tropique des étoiles », « Asimov présente », « Univers »...) et des numéros de « Fiction » et « Galaxie » deuxième époque vous permettront d’assouvir votre soif de curiosité, souvent avec des textes de plus de 50 pages. C’est là qu’on est content d’avoir amassé des bouquins...
Alors que la couverture arbore le titre “Mother in the sky with Diamonds” traduite dans le « Galaxie 102 », c’est “Ces femmes que les hommes ne voient pas”, déjà publiée sous le titre “Vol 727 pour ailleurs” dans « Nouvelles frontières 1, Fiction spécial 24 (n°258bis) » en juin 1975. Il est dommage que ce ne soit pas un inédit qui ait été choisi pour l’occasion. Après un crash d’avion, Don Fenton se retrouve avec la mère et la fille Parsons et le pilote Estéban sur une bande de sable au milieu des eaux. Sous des dehors classiques de survie en milieu hostile, la situation dérape soudain. Les femmes montrent ici qu’elles n’ont pas forcément besoin des hommes, que si elles peuvent les éviter, ce n’est pas plus mal. Au final, Fenton est obligé de revoir tout ce qu’il pensait des deux femmes et aussi sa vision du monde.
Ce texte fait réfléchir sur les rapports hommes-femmes, il remue le couteau dans la plaie avec l’art et la manière en jetant un pavé dans la mare au propre comme au figuré. James Tiptree Jr, c’est de l’imagination à revendre et sans filtre, de la surprise et bien sûr un grand plaisir de lecture.
Au rang des nouvelles, Jean-Claude Dunyach régale avec ce véhicule militaire recyclé en taxi qui, le temps d’une course, résout un meurtre. Pour ce faire, il utilise toutes les ressources à sa disposition avec les autres objets connectés, tout en composant un poème. “Les objets savent”, c’est le cas de le dire. Une belle nouvelle nous faisant regretter que l’auteur n’écrive plus autant, maintenant qu’il est à la retraite.
Peu traduit en français, Ian R. MacLeod est un auteur exigeant mais à l’imaginaire fascinant. “Le chronologue” passe dans le village réparer l’horloge de l’église, ainsi que celles des particuliers, et les montres. Le temps rythme tout et quand les objets qui le mesurent se dérèglent, tout se détraque, comme va le constater le fils du maire désireux de voir revenir le chronologue. Le village semble hors de l’espace et du temps. Quel est le lien entre les horloges et le temps ? Sans ces dernières n’existe-t-il plus ? Des questions qui prennent tout leur sens ici dans un texte intelligent par ce qu’il sous-entend. C’est toujours un moment intense que de lire Ian R. MacLeod.
“Un après-midi à l’@rboretum de Reykjavik” permet de lire à nouveau Thomas Day. Certaines personnes décident d’avoir une empreinte carbone négative en s’intégrant dans un arbre. L’écologie est ici poussée dans ses retranchements avec un concept étonnant qui donne lieu à un drôle de pèlerinage pour voir son enfant. Quid des contacts humains à travers cette dépersonnalisation ? Une belle idée menée rondement et avec sobriété.
Dans la partie rédactionnelle, la parole est donnée à la libraire Éva Sinanian, également critique dans « Bifrost ». Roland Lehoucq et Fabrice Chemla explicitent “Anti-Terre, anti-monde et monde-miroir”. Ils développent des concepts scientifiques étonnants et propres à donner du grain à moudre aux auteurs, qui s’en sont d’ailleurs déjà emparés.
Ce « Bifrost » remet en avant James Tiptree Jr, une auteure fascinante aujourd’hui méconnue, faute de visibilité. En-dehors de la réédition de « Houston, Houston, me recevez-vous ? », rien à se mettre sous la dent en allant chez son libraire, à moins qu’il fasse dans l’occasion, mais alors il faudra avoir de la chance pour dénicher une des pépites traduites en leur temps.
Espérons que le Bélial’ poursuivra son travail sur l’auteure. Pourquoi pas lui consacrer un ouvrage de la collection Kvasar ? Encore faut-il que ce ne soit pas que des rééditions... On a toujours le droit de rêver !
Un excellent numéro de « Bifrost » qui sera une révélation pour beaucoup.
Titre : Bifrost
Numéro : 115
Rédacteur en chef : Olivier Girard
Couverture : Philippe Gady
Illustrations intérieures : Anthony Boursier, Olivier Jubo, Matthieu Ripoche et Franck Goon
Traductions : Michelle Charrier (Le Chronologue) et René Lathière (Fiction Spécial 24, 1975) révisée par Jean-Daniel Brèque (Ces femmes que les hommes ne voient pas)
Type : revue
Genres : SF, études, critiques, nouvelles, entretien, etc.
Sites Internet : le numéro 115, la revue (Bifrost) et l’éditeur (Le Bélial’)
Dépôt légal : juillet 2024
ISBN : 9782381631417
Dimensions (en cm) : 15 x 21
Pages : 192
Prix : 11,90€
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francois.schnebelen[at]yozone.fr