L’écriture inclusive de Sylvie Bérard s’avère au début déstabilisante, mais le récit la fait vite oublier. Quand Élod quitte Ambre et Haley, il passe des hauteurs de la cité à ses profondeurs, de la lumière à l’ombre. “Dessus dessous” est un texte troublant par le choix d’Élod qui semblait heureux avec une relation à trois, mais cherche étrangement à se punir en rejoignant une communauté peu recommandable. La fin laisse un sentiment de malaise. Un texte fort pour démarrer.
Alain Bergeron nous offre une tranche de rigolade de 5 pages avec deux flics peu dégourdis, le capitaine cherchant à éviter tout ennui avant la retraite. “Les Zovenis reviendront”, c’est un niti qui le dit. Les deux sont perdus, ne comprennent rien à l’affaire qu’ils s’empressent de balayer sous le tapis.
Une expédition scientifique financée par une femme aux motivations pécuniaires prend un drôle de tournant quand elle entend la voix de son mari décédé dans une grotte abritant des vestiges mayas. Juan se moque d’elle, mais il déchante rapidement. “Souvenirs immergés” de Josée Bérubé s’avère d’une sombre beauté, tant l’expérience vécue par les deux protagonistes remue tout un chacun : le chagrin qui les réunit, le désir de comprendre... Une belle incursion sous terre et dans l’eau avec ses mystères.
“Ge Hong est en quarantaine” et cet événement n’est pas sans rapport avec ces fécondations contre nature pratiquées sur une station proche d’Europe par les scientifiques. Les femmes sont incitées, pour ne pas dire forcées psychologiquement, à servir d’incubateur pour alien. À ce titre, la conversation entre le directeur Markeus et la xénobiologiste Frédérique est édifiante, révoltante. L’espèce humaine s’est projetée dans l’espace, mais les habitudes résistent et cet homme ne voit en cette scientifique qu’une matrice à fin d’expérience. Les femmes peuvent se sacrifier, cela semble normal aux mâles qui s’estiment au sommet de la pyramide. Geneviève Blouin écrit une SF engagée, propice à la réflexion.
“Hublots” de Claude Bolduc a un début et une fin. Entre, c’est imbuvable, soporifique. Il y décrit ce qui ne peut être décrit, l’informulé qui se résume à des sensations. Cela rappelle les moins bons textes de Lovecraft dont on peut largement faire l’économie.
Plus longue nouvelle : “La cinquième phase” de Philippe-Aubert Côté. Plus de quarante pages fascinantes versant à plus d’une occasion dans l’horreur. Les crânes-claqueurs règnent sur une ville dévastée dans laquelle les humains semblent tous morts et servent de repas à ces énormes bêtes. Ailleurs, Adam étudie dans une école de mode. Il essuie une déception amoureuse, mais retrouve de l’envie avec Xander, un talentueux violoniste. Sa musique l’attire, le hante, tout comme Arc-en-ciel, le crâne-claqueur qui l’entend aussi. Comment est-ce possible ? Philippe-Aubert Côté embrouille parfaitement l’intrigue, ménageant jusqu’au bout le suspense.Un récit horrifique passionnant qui donne envie d’en lire davantage du même cru.
Pour sauver le moulin à laine d’Upperton, les administrateurs sont prêts à tout. Un inventeur leur apporte la solution en trifouillant le temps, ce qui n’est pas sans conséquences néfastes sur les employés. “Le moulin à fructifier le temps ou L’indiscrétion du cycle menstruel” se déroule début XXe siècle et est présenté par deux femmes qui s’aiment et qui passent par toutes les émotions quand l’une découvre les décisions avalisées par l’autre. Luc Dagenais joue avec les possibilités offertes par les deux inventions qui doivent pérenniser l’activité du moulin. Embrouillaminis, quiproquos, événements connus mais qui ne sont pas encore arrivés... C’est habile, illustre la condition des femmes à l’époque, la recherche du profit à tout prix, le tout non sans humour.
Ambiance morbide dans “Le parfum de mille fleurs décomposées”. Louis est attiré par Jade et ferme les yeux sur son attrait de la mort. Il est si entiché qu’elle lui propose de faire l’amour dans un cimetière pour aller plus loin avec elle. Il sent bien l’étrangeté de la proposition, de tout le rituel avant de passer à l’acte, mais il ne peut se passer d’elle. Frédérick Durand installe très bien l’ambiance lourde, décrit la spirale dans laquelle Louis est enfermé, ce qui donne un texte prenant emprunt de lugubre.
Imaginez, vous vous retrouvez soudain avec tous les souvenirs d’une personne qui vient de décéder. C’est ce qui arrive à des milliers de Montréalais. Ils sont nombreux à partager les souvenirs de Sylvain qui n’a de loin pas connu une vie extraordinaire. Éric Gauthier a trouvé un bel angle pour décrire cette drôle d’affection et le côté intimiste de “Juliette remémorée en double” est vraiment attrayant.
Il ne fait pas bon être victime dans “Satan est une dissociation lente” signé Ariane Gélinas. Perte soudaine du contrôle de son corps, transformation, réalisation d’actes contre nature... Un petit groupe essaie de s’entraider pour ne pas être détecté, mais les événements s’enchaînent. Un texte qui fait froid dans le dos, notamment par ces absences où leur corps leur échappe, avant qu’ils ne le récupèrent. Le thème du loup-garou revu de belle manière.
Quel effet une éclipse totale peut-elle avoir sur les gens ? Sous la plume de Patrick Senécal, “L’œil noir” peut révéler le pire au fond de nous. Court mais d’une efficacité redoutable.
Dans les cafés reconstitutifs, il est possible de créer des fantômes dirigés par une IA à l’image de disparus et ayant l’air tout à fait réel. Jean-Louis Trudel commence par un Poutine perdu déambulant dans Montréal. Une manière choc de débuter avant d’expliquer le concept et d’offrir un tour plus personnel. Ces êtres n’ont pas de libre arbitre, peuvent être arrêtés d’un claquement de doigts. Quoique... “Au café des reconstitutions” s’accompagne d’une certaine réflexion sur ce concept. S’il était possible, qu’en ferions-nous ?
Un « Solaris » spécial 50e anniversaire qui oscille entre Science-Fiction et fantastique en passant par l’horreur. De belles nouvelles au sommaire, des auteurs et collaborateurs de la revue talentueux, trente pages de plus qu’à l’accoutumée, largement de quoi contenter tout un chacun quelles que soient ses affinités.
Cinquante ans bien fêtés !
Titre : Solaris
Numéro : 233
Direction littéraire : Jean Pettigrew, Pascal Raud, Daniel Sernine, Francine Pelletier et Élisabeth Vonarburg
Couverture : Émilie Léger
Illustrations intérieures : Ericka Sezille
Type : revue
Genres : nouvelles, articles, critiques
Sites Internet : Solaris ; numéro 233
Période : août 2024
Périodicité : trimestrielle
ISSN : 0709-8863
ISBN : 9782925427117
Dimensions (en cm) : 13,3 x 21
Pages : 192
Prix : 13,95 $ CAD et gratuit pour les abonnés
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