« En réalité, l’homme, quelque savant qu’il soit, s’ignore lui-même et n’est que l’humble serviteur de son intelligence immobile à quatre dimensions au-dessous de laquelle il se meut, dans l’espace incomplet et transitoire à trois dimensions. »
Rassurons d’emblée le lecteur : dans ce « Voyage au pays de la quatrième dimension », il ne sera pas, ou il ne sera que très peu question de vertiges topologiques. Rien ne pourra donc y effrayer le lecteur réticent à la lecture des cartes, aux projections dans l’espace, à la vision conceptuelle du tesseract, aux espaces p-adiques mis en scène par Greg Egan dans « Instanciations », ou même aux étranges vertiges de la réduction dimensionnelle que proposait le classique « Flatland » (1884) du théologien britannique Edwin Abbott. Mais, comme dans « Flatland », et dans la grand tradition swiftienne, la satire ne sera jamais très loin.
« Dans cet état d’intellectualité supérieure, voyage ne signifie rien et l’expression quatrième dimension n’est, elle-même, que la manifestation d’un état synthétique, plutôt que l’analyse d’une quantité nouvelle. »
Qu’est donc au juste cette « quatrième dimension » pour Gaston de Pawlowski ? Une vision synthétique, syncrétique, scientifique et philosophique à la fois, peut-être influencée par le positivisme d’Auguste Comte, une vision sur laquelle il revient à plusieurs reprises sans jamais parvenir à en donner une idée véritablement limpide. “Lorsqu’on est parvenu au pays de la quatrième dimension ; lorsque l’on est libéré à tout jamais des notions d’espace et de temps, c’est avec cette intelligence-là que l’on pense et que l’on réfléchit”, écrit-il. “ Grâce à elle, on se trouve confondu avec l’univers entier, avec les évènements prétendus futurs, comme avec les évènements prétendus passés. Le tout ne forme plus qu’un monde de qualités immobiles et innombrables, qui ne sont, en quelque sorte, que les lignes harmonieuses d’un même chef-d’œuvre.” Les lecteurs les moins charitables auront beau jeu de voir dans cette tentative d’explication un bel exemple de ce qu’on a pu nommer la pensée-beatnik, celle du globe-trotter des années soixante qui, perdu quelque part sur les routes de l’Inde, vient de fumer un pétard un peu trop fortement dosé. Mais si Gaston de Pawlowski peut paraître ici et là fumeux ou verbeux – rien d’autre que le lot très commun d’une vaste part de la philosophie – là ne réside pas l’essentiel. Et l’essentiel ne réside pas non plus dans certains passages à la limite entre le charlatanisme (ou l’humour) pour lecteurs trop crédules et la fiction (comme lorsqu’il explique au chapitre II, “Le Ruban défait”, en mentionnant les travaux topologiques du mathématicien Félix Klein, l’inventeur de la bouteille qui n’a ni intérieur ni extérieur, qu’il possède un coffret à dimension supplémentaire dans lequel il est possible de glisser un objet sans l’ouvrir, et même sans défaire le nœud du ruban qui l’entoure), ni dans sa crédulité quant aux phénomènes de matérialisations à distance (“dont on trouvera un jour l’explication scientifique et rationnelle”), d’extériorisations de force, de déplacement spontané de mobilier ou même de lévitation, vis-à-vis desquels il fait preuve d’une naïveté à la Camille Flammarion.
« J’aurais pu, je le sais, en place d’écrire ce roman d’une pensée, me contenter d’un bref résumé philosophique qui aurait eu plus de prestige auprès des spécialistes d’une époque scientifique.(…) J’ai donc cru préférable de suivre la voie littéraire qui permet, par ses images et ses symboles, d’approcher la réalité continue au lieu de se heurter à la division algébrique des mots, et de tenter une synthèse de toutes les façons de connaître dont aucune démarche de l’esprit ne serait exclue, surtout les plus extravagantes. »
Il faut passer sur ces scories pour apprécier à sa juste mesure l’envergure de ce « Voyage dans la quatrième dimension » qui – on l’aura compris – est tout autant un essai qu’une fiction. À travers cette idée d’un homme à qui la conscience “donne la notion de la quatrième dimension, c’est-à-dire complète pour lui la représentation continue de l’univers en dehors de ce qu’il est convenu d’appeler l’espace et le temps, vains supports dont l’Idée se dégage, comme une cathédrale achevée que l’on dépouille de ses fragiles échafaudages ”, Pawlowski fait feu de tout bois et, entre fantaisie imaginative et réflexion sur l’état et l’évolution de la science et des sociétés, développe une anticipation singulière, déployant largement l’éventail d’une histoire du futur telle qu’il est possible, pour un esprit à la fois brillant, éclectique et curieux, de l’imaginer en ce début de vingtième siècle.
« L’année de la Transmutation, lorsque le Chirurgien social réussit, pour la première fois, la céphalotomie en substituant au lobe gauche du cerveau une éponge à calculer, il ne se doutait guère des conséquences formidables qu’allait avoir son audacieuse intervention. »
S’il fallait résumer en un seul mot ce « Voyage au pays de la quatrième dimension » ce ne pourrait être que par le mot « irrésumable ». Essai philosophique, fiction, farce, satire, pamphlet, traité de morale, fable politique et sociale, critique des travers de la modernité, avertissement sur les dérives à venir, ce « Voyage au pays de la quatrième dimension » est tout cela à la fois, et bien plus encore. Nous ne pourrons donc ici, à travers quelques éléments glanés ici et là, qu’en donner un modeste aperçu. Parmi les grands avertissements de cette histoire du futur, on trouve entre autres l’émergence depuis lors pleinement réalisée d’un monde qui “ne fut plus qu’un être colossal dont toutes les parties demeuraient solidaires et dont aucune ne pouvait vivre séparée de l’ensemble. Une maladie, ressentie en un point quelconque du globe, se répercutait immédiatement dans tout l’univers ; un arrêt de fonctionnement dans la nutrition ou dans le système nerveux du Léviathan compromettait tout aussitôt la vie de l’être entier. (…) Privées de toute idée générale, elles ne pouvaient plus prétendre au sublime isolement des individualités d’autrefois ; la vie morale ne leur appartenait plus en propre ; le Léviathan, hydre formidable, représentait la forme extérieure d’un État économique à trois dimensions purement mécanique, où les besoins et les appétits matériels soigneusement équilibrés tenaient lieu de morale et de contrat social.” On aura reconnu ici le Léviathan imaginé dès le dix-septième siècle par Thomas Hobbes, figure marquante de la philosophie qui sera abondamment reprise par d’autres auteurs comme l’allemand Ernst Jünger dont on oublie souvent qu’il écrivit, par exemple avec « Héliopolis », des œuvres d’anticipation remarquables.
Mais Gaston de Pawlowski – faisant l’éloge de Bismarck, Nietzsche et Sade, considérant Darwin comme un continuateur de ce dernier, s’acharnant contre le « lamentable » Leibnitz, et, fort curieusement, voyant la théorie développée dans « L’Éternité par les astres » (1872) par Auguste Blanqui, véritable précurseur du multivers, comme un épuisement des possibles alors qu’elle est au contraire une ouverture vers l’infini – ne se contente pas de vagabonder à travers les idées des autres. Il imagine tous azimuts, et bien au-delà des sentiers battus, des voyages vers le passé et le futur, des laboratoires considérés comme des gares d’où l’on peut partir pour l’infini, tout du moins celui des idées, la domestication des fantômes à des fins industrielles, la multiplication cauchemardesque de greffes de membres, d’organes et d’implants sur les mêmes individus, le destin d’un chien avalant une côtelette en proie à la fission nucléaire, la récupération de l’énergie des comètes, un mode de communication avec les martiens dans un chapitre XIX qui semble avoir servi d’idée de base à « L’Affaire Crystal Singer » d’Ethan Chatagnier. Il anticipe les « augmentations » du temps présent, voit venir l’intelligence artificielle et les thérapies dystopiques à l’encontre des opposants politiques et autres récalcitrants (“Aucune objection n’ayant été faite par personne, même par Benzamide, et Antimoine, par sa folie, étant dangereux pour l’État, les juges, en vertu de leur pouvoir discrétionnaire, procédèrent eux-mêmes, d’office et sans plus informer, au remplacement de son cerveau par une machine logarithmique en bronze d’arsenic du modèle réglementaire fourni par l’État”). Plus d’un siècle à l’avance, il pressent le jeu des apprentis sorciers d’un monde biocyberpunk (“La catastrophe du photophonium”), décrit une « « Maison des corps » où il est possible de mettre le corps matériel à l’abri tandis que l’esprit voyage désormais à sa guise, un édifice que d’aucuns pourront voir comme un cauchemar à la « Matrix », mais il anticipe aussi la disparition de “l’enfer mécanique” et du “machinisme obsédant”, et même des réseaux filaires au profit de minuscules appareils utilisant de formidables forces naturelles.
Nous n’en dirons pas plus : le lecteur pourra découvrir bien d’autres thèmes encore dans ce roman composite, éclectique, déroutant, aux tonalités multiples, où l’on trouve tour à tour de l’humour féroce, du grotesque, de la science, de la métaphysique et bien des fulgurances prémonitoires. Décousu mais riche, hétérogène mais foisonnant, ce « Voyage au pays de la quatrième dimension » a des allures de grand pêle-mêle ordonné tant bien que mal sur la trame d’une histoire du futur, une « somme » dans laquelle Gaston de Pawlowski, tour à tour philosophe, sarcastique, pince-sans-rire, désespéré, fantaisiste, farfelu ou fabulateur, a voulu mettre les différentes facettes d’une personnalité complexe et les idées jaillissant sans cesse d’un cerveau en perpétuelle éruption. Au final, ce « Voyage au pays de la quatrième dimension » apparait comme un ouvrage à l’évidence trop hétérogène pour séduire les foules, mais aussi comme une véritable curiosité littéraire.
Dans la première annexe de ce volume, “Le vaste univers de la quatrième dimension”, Fabrice Mundzik, en une trentaine de pages très denses, dresse avec érudition le portrait d’un hyperactif éclectique, un graphomane aux pseudonymes sans nombre comme le fut avant lui Charles Nodier, un « érudit antéhistorien » au perpétuel jaillissement créatif qui fut déçu du manque de reconnaissance de ce qui était pour lui une œuvre phare dont il exista bien des versions, sans cesse remaniées, sans cesse amendées, un texte dont il finit même par exister deux versions « définitives » distinctes.
« On revient toujours à sa foi ou à son œuvre, et l’artiste fervent est pareil aux humbles qui croient. Il n’y a qu’Une Réalité et si la mort peut dissiper la vaine illusion du corps à trois dimensions, elle ne peut atteindre ceux qui ont entrevu, ne fût-ce qu’un instant, l’Idée immortelle à quatre dimensions et créé de pures formes au-delà de l’espace et du temps. »
Mais avoir deux versions définitives ne suffisait pas. Gaston de Pawlowski devait encore revenir bien des fois sur son univers, d’où la collection de textes rassemblés sous le titre de “Retours au pays de la quatrième dimension”. L’auteur anticipe l’Europe du libre-échange (“Où allons-nous ?”), mais aussi un futur où l’on confie la recherche de Dieu à un scientifique, puis à un sage, puis à l’étude du passé par le Grand Laboratoire Central, dans “La Découverte de Dieu (Conversation avec Cyrano)” et “La Fin du manuscrit des lunariens (Conversation avec Cyrano)”, le tout lu, avec son humour et son ironie féroce, par un Cyrano de Bergerac dont on n’oubliera pas qu’il exista réellement et fut lui-même l’auteur d’un ouvrage intitulé « L’Autre monde ou les Etats et Empires de la Lune et du Soleil ». Plus ambigu, “L’Orchestre de l’avenir” voit Gaston de Pawlowski, à travers son admiration face à l’invention de la thérémine, se questionner sur les risques encourus par la technique au service des arts. Sujet connexe avec “Où est la réalité ? (L’Avenir de l’intelligence)” et les phénomènes échappant à nos sens, où l’auteur semble anticiper mille et une découvertes encore à venir, texte auquel vient faire écho “ Visions d’un autre monde (L’Avenir intellectuel de la Radiodiffusion)”. Avec la “ La Voix du Léviathan (La Mission intellectuelle de la Radiodiffusion)”, l’auteur à la fois s’émerveille et s’inquiète des possibilités offerts à tous par la radio et la télévision, et l’on peut dire sans vraiment exagérer qu’il voit très loin avec “Psyché Sept lampes (La Mission intellectuelle de la Radiodiffusion)”, anticipant la connexion directe du cerveau avec ce qui n’est pas encore tout à fait un réseau.
Ce roboratif ouvrage se termine par une partie intitulée “Esquisse du multivers pawlowskien », série de textes brefs se rapportant au pays de la quatrième dimension. Si les notules biographiques des auteurs et les sources et dates de parution de ces textes font défaut, cet éventail donne néanmoins à voir un échantillon des influences à court terme de l’œuvre de Pawlowski.
René Buzelin et Robert Tréno imaginent avec “Au Pays de la quatrième dimension” une scénette humoristique permettant à des malfrats farceurs de faire tourner la justice en bourrique. Avec le même humour bon enfant, Gus Bofa fait intervenir dans “La Femme adultère” un plaisant « Guide de voyage dans la quatrième dimension », bien évidemment attribué à Gaston de Pawlowski et d’un rouge très certainement Baedeker, qui permet aux galants d’éviter d’inopportunes rencontres.
Avec “Fou ?...” et son titre façon Maupassant, Claude Orval (alias Gaston Farragut) met en scène des éléments qui, dans le monde réel, viennent se calquer sur les histoires écrites par le protagoniste principal. Seul un érudit du genre serait capable de dire s’il s’agit de la première occurrence d’une longue série de variantes ou simplement d’une parmi mille autres, car, dans les domaines policier et fantastique, cette thématique a été déclinée bien des fois (citons par exemple « L’Encre et le sang » » de Franck Thilliez et Laurent Mantese) ou les récits de l’anthologie « La Machine à écrire la mort » de Ryan North, Matthew Bernardo et David Malki.)
“Dans le monde voisin” de Gabriel de Lautrec met en scène un jeune scientifique étudiant chez un savant fou à la recherche de la quatrième dimension au sens plus classique que celui utilisé par Gaston de Pawlowski. Tout cela finira mal. Un petit goût de Lovecraft avec ses dimensions inconnues et ses angles impossibles, un petit goût également des « Chiens de Tindalos » de Frank Belknap Long.
Avec ’L’Homme aux quatre canaux semi-circulaires (Conte fantastique)”, le mystérieux SEG brode à partir d’une idée développée par Gaston de Pawlowski dans son avant-dernier chapitre “L’Invention du monde” : celle d’une mutation anatomique de cet organe de l’oreille qui donnerait accès à la quatrième dimension. Une nouvelle en forme de pied-de-nez à la science dont le protagoniste principal, tout savant et tout scientifique qu’il soit, échoue inexorablement.
“Retour à la barbarie (Contes possibles)” d’un ami de Pawlowski du nom de Robert Oudot s’inscrit ouvertement dans l’histoire du futur de ce dernier, à l’époque où l’on greffe et où l’on « accompagne » le développement cérébral pour optimiser et accélérer les prédispositions de tout un chacun. Hélas, certains demeurent humains… un conte à la fois tragique et sarcastique sur le taylorisme appliqué aux individus.
“La Fin du Monde (Anticipation)” d’Olivier Seylor (dont les éditions Flatland ont publié, sous le nom d’Olivier Diraison Seylor, un recueil intitulé « Le navigateur de l’à-venir ») anticipe le réchauffement climatique avec sa vision de “l’écorce terrestre craquante et desséchée, des êtres torréfiés, de leur microcosme racorni tel un vieux cuir”, et où, si tout brûle, et tandis que les comètes s’en mêlent, la pensée, elle, s’éteint. Une très brève histoire du futur qui est aussi celle d’un éternel recommencement.
Le livre-somme d’un auteur, des annexes riches, aussi bien dans le domaine de la fiction que dans celui de l’essai, près de quatre cents pages de lecture très dense : cette édition du centenaire, enrichie d’illustrations d’époque de Léonard Sarluis, en donne au lecteur bien plus que ce qu’il s’attendait à trouver. L’exploration d’un monde nouveau et d’une dimension supplémentaire recèlent bien des surprises, et la riche œuvre pawlowskienne mérite assurément d’être redécouverte.
Titre : Voyage au pays de la quatrième dimension
Auteur : Gaston de Pawlowski
Couverture : Leonard Sarluis
Éditeur : Flatland (édition originale : Fasquelle, 1923)
Collection : Le Grenier cosmopolite
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages :379
Format (en cm) : 15,5 x 24
Dépôt légal : décembre 2023
ISBN : 9782490426393
Prix : 20 €
Les éditions Flatland sur la Yozone :
La collection La Tangente
« Protocole commotion » de David Sillanoli
« Wohlzarenine » par Léo Kennel
« Brutal deluxe » par Emmanuel Delporte
« Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
« Angélus des ogres » de Laurent Pépin
« Pill Dream » de Xavier Serrano
La collection La Fabrique d’Horizons
« Fins de siècle » par Yves Letort
« Paris perdus » par Fabrice Schurmans
« Humanum in silico », anthologie
« Aventures sidérantes », anthologie
« Des lendemains qui shuntent », recueil de Bruno Pochesci
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