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Mystère des voix intérieures (Le)
Hélène Lœvenbruck
Pocket, Agora, n° 482, essai, 363 pages, octobre 2023, 8,60 €

Les monologues intérieurs… les lecteurs de science-fiction connaissent par cœur l’un des plus célèbres d’entre eux, la litanie pour la peur des Bene Gesserit rencontrée dans « Dune » de Frank Herbert : « Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. » Pourtant, au-delà de l’utilisation en tant que mantra, la parole intérieure est un phénomène bien plus vaste et bien plus complexe.



Après une série d’exemples bluffants par lesquels le lecteur, sans même s’en rendre compte, est à la fois mis à l’épreuve et immédiatement convaincu, Hélène Lœvenbruck, chercheuse en sciences du langage et en sciences cognitives au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) – et aussi sœur de l’auteur d’imaginaire Henri Lœvenbruck – emporte le lecteur sur les riches terres de l’endophasie, domaine que ledit lecteur arpentait déjà depuis bien longtemps sans vraiment s’en rendre compte, aussi bien à travers les livres qu’en lui-même. Un phénomène courant, quasi-universel, que cette endophasie répondant à un terme scientifique créé en en 1892 par le médecin George Saint-Paul mais qui connaît maintes appellations comme parole intérieure, parole silencieuse, monologue intérieur, parole en puissance, parole imaginée, langage intérieur, discours privé, voix privée, pensée verbale, sonorisation intériorisée, parole subvocale, ou encore imagerie auditive, pour ne citer que quelques-unes d’entre elles.

Rien, donc, de mystico-ésoterico-psychiatrique dans ce «  Mystère des voix intérieures », mais un phénomène connu depuis toujours et dont l’étude, au cours du siècle écoulé, a basculé des sciences humaines – littérature, psychologie et philosophie – vers le domaine plus technique des neurosciences. Dans la première partie, “Madrigal”, Hélène Lœvenbruck étudie les caractéristiques de l’endophasie – dialogue ou monologue, unilingue ou multilingue, complète ou condensée, continue ou décousue, consciente ou non, volontaire ou non, cohérente ou en coq-à-l’âne, permanente ou fugitive – l’histoire du monologue intérieur dans la littérature, les fonctions et utilités de l’endophasie comme la structuration de la flexibilité cognitive et la planification, la méthodologie et l’intérêt des recherches qui lui sont consacrées, ou son approche à travers les théories du langage. Exemples et illustrations abondent à travers les témoignages précis des auteurs et poètes mais aussi des autres catégories d’artistes, y compris pour le septième art, comme dans le « Paterson » de Jim Jarmusch. Pour ce qui est de la littérature, on rencontrera Virginia Woolf, Samuel Beckett, Emmanuel Berl, Lewis Carroll, Franck Bouysse, Dorothy Richardson, Valéry Larbaud, James Joyce, Albert Cohen, Gustave Flaubert, et bien d’autres. Et le lecteur, à travers l’étude de cette endophasie répondant aussi au doux nom de « parole vagabonde » fera ample moisson de ces mots peu usités qu’Hélène Lœvenbruck, comme bien d’autres, aime collectionner dans ses carnets (notons asyndète, holophrase, les mots épicènes, les paronymes, le mentalais) mais aussi de bien des curiosités, comme le mot le plus long des textes officiels allemands ou le mot palindromique le plus long de la langue française.

Dans une seconde partie intitulée « Fantaisie  », l’essayiste (un mot épicène) étudie les déviations par rapport à la norme. Car si l’endophasie est quasi-universelle, il existe, comme pour la majorité des phénomènes, un petit pourcentage de la population qui en est dépourvue, de la même manière qu’il existe des individus aphantasiques, c’est-à-dire incapable de se représenter des images intérieures. Mais rien d’inquiétant à cela : ceux qui ne peuvent réfléchir à voix silencieuse peuvent très bien le faire à voix haute. À l’autre extrémité du spectre, les hallucinations acoustico-verbales, les voix étrangères, irruptives, sont entendues par les schizophrènes. Pour autant, ces voix étrangères, si elles restent hors normes, ne sont pas systématiquement négatives ou pathologiques, car elles peuvent être aussi bienveillantes : ainsi ont-elles pu être décrites par des individus comme William Blake, Ludwig van Beethoven, Robert Schumann ou Charles Dickens.

Passionnant d’un bout à l’autre, ce « Mystère des voix intérieures » apparaît donc comme une lecture enrichissante. Si l’on peut regretter l’absence d’index (fort utile lorsque l’on veut retrouver une référence ou la citation d’un auteur rencontré en cours de lecture), l’ouvrage est complété en fin de volume par une série de remerciements (dont on recommande la lecture), de notes, et par une bibliographie abondante qui poussera sans doute plus d’un à la recherche d’autres trouvailles. Car, à la confluence de nombreux mondes du savoir – linguistique, neurologie et théorie littéraire – Hélène Lœvenbruck parvient à faire partager sa passion pour la démarche heuristique. Au-delà de l’endophasie, mais en lien avec elle, l’apprentissage, la mémorisation, la lecture, la concentration, la pensée, sont quelques-uns des thèmes à travers lesquelles elle invite à nourrir cette richesse intérieure qui répond à la richesse du monde et se construit en prêtant attention à mille sources possibles d’intérêt et de curiosité.


Titre : Le Mystère des voix intérieures
Auteur : Hélène Lœvenbruck
Couverture : Pauline Ricco, Lee Heinein, My tatoo, 2020, Bridgeman Images
Éditeur : Pocket (édition originale : Denoël, 2022)
Collection : Agora
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 482
Pages : 363
Format (en cm) : 11 x 17,7
Dépôt légal : octobre 2023
ISBN : 9782266335249
Prix : 8,60 €



Hilaire Alrune
15 janvier 2024


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