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Entretien avec Florian Sirieix
Auteur de « After Us » chez Catch Up Games
novembre 2023

Florian Sirieix est désormais un nom connu dans le club des auteurs français de jeu de société.
Il a collaboré avec certaines pointures comme Bruno Cathala (« Imaginarium », « Nicodemus ») ou Benoît Turpin (« The A.R.T. Project ») mais aussi avec des nouveaux.elles venu.e.s telle Mareva Beauchamps (« Time Collectors »).
Il créé aussi en solitaire. Ainsi le récent jeu de deckbuilding et de course « After Us » dont il nous parle ici, en dévoilant les dessous de son modus operandi.



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Dans votre carnet d’auteur d’« After Us » vous précisez que l’idée originale de ce jeu est arrivée en 2016, au moment où vous développiez « Imaginarium » et que vous aviez déjà un jeu publié, « Deal, Gentlemen Collectionneurs » (Editions La Donzelle, 2014). Mais quel est votre passé de joueur et votre cheminement jusqu’à la création de vos premiers prototypes ?

Je joue depuis tout petit. Mes parents sont très joueurs à la base. On jouait surtout à des jeux de cartes, principalement en voyage, et donc avec un deck de 52 cartes (« Barbu », « Whist », « 8 américain »…) J’ai d’ailleurs découvert plus tard que tous ces jeux avaient été repris dans des jeux modernes.
Mon premier prototype s’appelait « Une Semaine en Suisse ». Pour la petite histoire, pour mon premier Festival International du jeu de Cannes, en 2013, je débarque un soir au (minuscule) Off, et je fais jouer des gens super sympas, mais aussi super emballés par le prototype. On discute, on débriefe, et puis ils se lèvent et remettent en même temps leur veste. Dessus, il y a écrit Days of Wonder (éditeurs des « Aventuriers du Rail » – NDLR). J’ai failli faire un arrêt cardiaque... Bref, le jeu est parti en test chez Days le lendemain. Il n’a pas été retenu, mais ça fait une chouette entrée en matière !

Pour « After Us », la mécanique est à l’origine du jeu. Était-ce pour vous à l’époque une volonté de trouver une nouvelle mécanique originale ou plus simplement une idée apparue parmi d’autres et l’envie de la développer ?

C’est exactement la deuxième hypothèse. Je travaillais sur une toute autre idée, et puis cette mécanique d’imbrication de cartes sur plusieurs niveaux m’est apparue. La suite, vous la connaissez, elle m’a obsédé pendant 6 ans…

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Comment gère-t-on une telle durée dans le temps ? La frustration ne gagne-t-elle pas du terrain rapidement ? N’a-t-on pas envie d’abandonner ?

Absolument pas. Pour plusieurs raisons je pense. La première est que l’idée me plaisait vraiment. Je savais qu’elle était originale et vraiment cool, et je voulais la sublimer. La seconde, c’est que les éditeurs – Catch Up Games - sont vraiment des gens géniaux, et donc travailler avec eux, même sur la durée, c’était trop bien.

Et comment gère-t-on l’excitation qui ne manque pas de surgir plus on s’approche de la publication, que l’on voit les prototypes de production arriver ?

Et bien on prend son mal en patience. Le plus dur, c’était que tout le monde avait son jeu avant moi. C’était pour la bonne cause. À chaque fois que Clément (Milker, directeur de Catch Up Games) avait une boîte pour moi, elle finissait chez un partenaire étranger…

Dans votre Carnet d’auteur, vous parlez de connaissances apprises sur les singes lors de la thématisation finale du jeu. Avez-vous connu ce même genre d’expérience sur d’autres jeux de votre cru ? Faites-vous des recherches précises sur chaque thématique ?

J’aime bien m’imprégner de la thématique oui, même si je ne l’ai pas fait pour tous les jeux (comme « Montmartre » par exemple… je n’ai pas étudié les différents styles de peintures). Parfois je veux le faire parce que ça m’intéresse (« Le Roi Singe » par exemple, une de mes futures sorties), parfois parce que le thème qui m’est imposé par l’éditeur me demande de le faire pour mieux le représenter dans le jeu (« Cowboy Bebop », « Pékin Express »…)

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« After Us » est inévitablement rapproché des films « La planète des Singes ». En avez-vous fait un marathon depuis ceux des années 60 pour vous immerger dans l’ambiance et peut-être trouver des idées à appliquer en gameplay ? Avez-vous lu le livre à l’origine, écrit par Pierre Boulle en 1963 ?

Même pas. Le thème des singes était présent avant le thème post-apo, et du coup j’ai fait des recherches sur les singes, mais pas sur « La Planète des Singes ». C’est arrivé très tard dans le processus d’édition.

Vous abordez aussi dans votre journal la question de l’équilibrage des cartes et donc de la partie mathématique inhérente à la création de jeu. Comment abordez-vous cette partie ? Avez-vous toujours fait appel à un matheux pour construire des tableaux Excel performants ? Était-ce nécessaire sur chacun de vos jeux ?

J’ai réussi à créer moi-même le programme de génération des cartes de « Zoo Run » (le jeu enfant avec la mécanique d’« After Us »). J’ai failli faire planter mon ordi parce que le nombre de possibilités était exponentiel (c’est la raison pour laquelle il n’y a que 30 cartes). Pour les autres jeux, je me débrouille en probabilités, donc je le fais souvent. Pour « After Us » par contre, c’était au-delà de mes capacités. On a fait appel à Frédéric Guérard (l’auteur de « It’s a Wonderful World ») qui nous a fait un tableau où toutes les cartes sont « connectées ». Si on change une valeur sur une carte, ça change l’équilibrage de toutes les autres. Donc je souris gentiment quand les joueurs, après leur première partie, me disent que cette carte est bien meilleure qu’une autre ou qu’il y a une stratégie qui fait gagner.

Votre ludographie est très éclectique, avec aussi des jeux de commandes correspondant à des licences comme « Cowboy Bebop » ou « Pékin Express ». Y a-t-il des façons de travailler différentes selon le jeu en cours de création ?

Tout à fait. Mais ce sont des choses que j’aime faire. Ça m’apprend à penser différemment. Le but final est toujours le même : quelles sensations je veux que les joueurs aient quand ils jouent à ce jeu-là ?

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Vous avez créé des jeux pour tous les âges, allant de « La planche des Pirates » pour enfants à « Imaginarium » plus exigeant, en passant par « Mandragora » plus familial. Avez-vous une préférence pour une cible donnée ? Aimez-vous justement cette possibilité en tant que créateur de jeu de pouvoir vous adresser à différentes personnes, à différents âges ?

Je réponds souvent que la seule personne au monde qui doit aimer tous mes jeux c’est moi. Parce que justement, je crée tout ce que j’aime. Ça vient d’une envie, d’un besoin, d’une commande parfois. Mais à ce moment-là, j’ai envie de travailler sur ce jeu. Je l’ai dans mon sac, et je le montre à qui veut bien y jouer. Du coup j’ai fait des jeux pour les enfants, pour la famille, pour les copains joueurs.

Certains de vos jeux ont été conçus en co-autorat, « After Us » a d’ailleurs commencé ainsi puis vous avez décidé de le faire seul. Y a-t-il une configuration que vous préférez ? Est-ce le jeu qui appelle cette configuration ?

Ça va surtout dépendre de mon obsession pour le jeu. « After Us », et le nouveau gros jeu sur lequel je travaille, sont des idées qui me tiennent énormément à cœur. Je veux les développer seul, selon mon point de vue, et je n’ai pas vraiment envie de changer de regard sur le jeu. Pour d’autres jeux, le fait de travailler à deux est vraiment plaisant. On fait des aller-retours, du brainstorming, et on arrive à créer des jeux beaucoup plus rapidement et efficacement.

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« After Us » est parti de la mécanique. Mais lors de vos créations de jeux, démarrez-vous toujours par la mécanique, ou parfois par le thème, ou le matériel ?
Les 3.
Thème : « Cowboy Bebop », « Pékin Express », « Time Collectors », « Imaginarium »
Mécanique : « ART Project », « Number Drop », « Mandragora »
Matériel : « La planche des pirates »

Vous avez indiqué que sur « After Us », le travail a été vraiment collaboratif avec Catch Up Games. Avez-vous vécu le même genre d’expérience avec les différents autres éditeurs ? Aimez-vous une collaboration étroite ou être plus « libre » ?

Alors justement ces deux collaborations me plaisent bien. C’est la troisième que j’apprécie moins : celle où l’éditeur se sent trop « libre ».

Quels sont les autres jeux qui vous inspirent ? Appréciez-vous plutôt des mécaniques, des auteurs, des univers ?

Je suis admiratif des jeux aux mécaniques simples et fluides. Les évidences. Parfois jaloux même. « Patchwork », « The Game », « Trio », « Just One »

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Quelles sont vos influences venant d’autres media, cinéma, livres, BD, peinture… ?

Je me suis remis récemment à la BD, je consomme énormément de séries, et j’aimerais avoir plus de temps pour des jeux vidéos : je passe beaucoup de temps à jouer à « Marvel Snap » parce que c’est très rapide, et à « Champs de bataille sur Hearthstone », parce que je peux faire autre chose en jouant – découper des protos, sleever… Et j’ai encore moins le temps de lire, alors que j’adore ça. Les seuls livres que je lis sont les polars de ma tante : Céline Denjean, que je recommande chaudement !

Quelle sont vos techniques de travail ? Avez-vous des routines ?

A part de jouer à « Champs de bataille » pendant que je découpe des protos, pas vraiment. On a un rendez-vous bimensuel avec Benoit Turpin, des journées intensives de game design, qui rythment un peu le reste.

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Comment concevez/fabriquez-vous vos prototypes ?

J’utilise maintenant Midjourney, qui me permet d’économiser des heures à chercher LE seul illustrateur qui aurait imaginé un univers proche de celui que j’ai en tête et de piller son travail. Cependant, je refuserais qu’un éditeur le fasse pour un de mes jeux. Je respecte beaucoup trop la démarche artistique des illustrateurs pour ça.
Ensuite, je passe sur Photoshop pour créer la mouture du jeu. Comme je fais beaucoup de jeux de cartes, je les génère avec Indesign.
Ensuite, je sleeve les cartes imprimées sur du papier épais, ou j’imprime les plateaux sur des feuilles autocollantes que je colle sur du carton plume fin.

Quels conseils pourriez-vous donner à un.e apprenti.e créateur.trice de jeux ?

D’écouter tous les retours des gens qui testent le prototype. Même si on n’est absolument pas d’accord. On écoute, on note, on y réfléchit après. Déjà c’est du respect pour le joueur qui a bien voulu essayer le jeu et qui a envie de donner son ressenti, ensuite, parce qu’il y a toujours une part de vérité (même si parfois il faudra creuser).

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Avez-vous de futurs projets ?

Tout plein. « The A.R.T. Project » vient de sortir chez Lumberjacks. Sinon, des petits jeux principalement pour l’année prochaine.

Pouvez-vous conseiller 3 jeux à nos lecteurs ?

« Jekyll & Hyde » si vous êtes deux joueurs parce que les illustrations sont magnifiques, la mécanique excellente, et que l’immersion est parfaite : l’un veut maîtriser le jeu, l’autre doit semer le chaos. Une pépite ludique.

« Phantom Ink » si vous êtes un groupe de joueurs qui aiment les jeux de mots. Il a ce don d’adapter sa difficulté aux personnes qui jouent sans qu’on ne s’en rende compte. Un régal.

« La colline aux feux follets » pour vos enfants. Le préféré de mon fils de 3 ans et demi, qui installe, explique et joue sans aide (le seul jeu pour lequel il fait ça… pour l’instant).

Merci beaucoup Florian d’avoir pris de votre temps pour nous répondre.


Liens utiles :
- Le site de Florian Sirieix
- Le carnet d’auteur sur la conception d’« After Us »

À lire sur la Yozone :
- La chronique du jeu « After Us »


Illustrations © D.R.


Michael Espinosa
Christelle Espinosa
3 novembre 2023



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