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Abattoir 5 ou La Croisade des Enfants
Kurt Vonnegut Jr
Points, Signatures, roman (USA), science-fiction, 230 pages, janvier 2016, 8,80€

Vétéran de la Seconde Guerre Mondiale, auteur reconnu aux USA, Kurt Vonnegut est rentré d’Europe hanté par le bombardement de Dresde. Des années durant, il envisage d’en faire le point d’orgue d’un roman, mais l’inspiration lui échappe, jusqu’à un éclat de la femme d’un ami vétéran qui refuse qu’il glorifie la guerre, et le fait qu’ils n’étaient que des gamins envoyés se faire tuer. Secoué par ce discours, Vonnegut imagine Billy Pilgrim, prisonnier lui aussi à Dresde, puis opticien à Ilium mais aussi cobaye humain enlevé par les Tralfamadoriens, des extra-terrestres percevant le monde en 4 dimensions. Le pauvre Billy se retrouve affligé de la capacité de voyager instantanément à n’importe quel moment de sa vie, passée ou à venir. Tout est souvenir, y compris son avenir.



Grand classique de la littérature américaine, best-seller de l’auteur du « Pianiste déchainé », « les Sirènes de Titan », « le Berceau du Chat » ou « le Petit-déjeuner du champion », « Abattoir 5 ou la croisade des enfants » est un ouvrage à nul autre pareil.

D’abord parce que l’auteur, en guise de premier chapitre, y conte sa genèse, en fait sa déclaration d’intention, et brouille d’ores et déjà les lignes entre fiction et récit personnel. De loin en en loin, quand Billy revivra ses souvenirs de prisonnier, Vonnegut brisera le 4e mur en se mettant lui aussi en scène, signalant sa présence simultanée (aux latrines du camp de transit avant Dresde, par exemple).

Ensuite parce que son histoire est totalement dyschronologique. Billy Pilgrim, sur la fin de sa vie et dès le début du livre, raconte à la radio son enlèvement par les Tralfamadoriens, et à partir de là, toutes les cartes des souvenirs de son existence vont être battues et redistribuées. A peine un clignement de paupières, comme chez Dick, pour basculer du réel au rêve, d’un souvenir à l’autre : un signe, un objet, un mot suffit à rebondir vers un ailleurs, dans l’espace et le temps, entre Ilium, NY, l’Allemagne en guerre et le dôme de verre sur Tralfamadore d’où on l’observe. L’auteur va parfois plus loin que les simple souvenirs de Billy, s’emparant des personnages secondaires pour nous en brosser un portrait intégral, jusqu’à leur trépas, là aussi en s’appuyant sur la vision tralfamadorienne des choses, en 4D : la mort n’est qu’un moment de l’histoire d’une personne, pas celui où elle va le mieux. Mais c’est la vie.

« C’est la vie ». L’auteur use de cette formule (« so it goes », en VO, et le choix de Lucienne Lotringer est savoureux) à chaque évocation de la mort de quelqu’un. Ce gimmick, mêlé à la déconstruction narrative de la vie de Billy, à l’annonce très rapide de comment il va mourir (un autre prisonnier,Lazzaro, petit truand, jure de mettre sa tête à prix de retour au pays, et il ne saura pas quand l’assassin agira) fait tout le message du livre : la mort fait partie de la vie, et à défaut de voir le monde en 4 dimensions, et de connaître l’heure de sa fin, autant profiter de sa vie et chaque instant. C’est en substance le message du discours de Billy juste avant d’être tué, à une époque postérieure à la date de sortie du roman, et que Vonnegut imagine à 2 doigts de l’apocalypse thermonucléaire entre la Chine et les USA.

Toute l’écriture est absolument sidérante, l’auteur brisant méthodiquement toutes les règles narratives : il annonce la mort des personnages dès leur rencontre, il évacue des scènes d’une grande puissance dramatique par la petite porte, d’une simple ligne de discours rapporté, pour leur préférer des broutilles du quotidien pas pour autant dénuées d’émotion, de petits malheurs ou déconvenues en passant par des décès de proches (c’est la vie). Mais comme promis à l’épouse de son compagnon d’armes, tandis que les pages défilent, on en apprend davantage sur comment Billy captif a été expédié, dans un train à bestiaux, jusqu’à Dresde pour du travail forcé, et comment les choses se sont déroulées lorsque les KP américains sont sortis des sous-sols des abattoirs qui servaient de baraquements (d’où le titre) pour découvrir la Venise de Saxe rasée par un bombardement de plusieurs jours, deux fois plus meurtrier qu’Hiroshima et pourtant absent des cours d’histoire.

De fait, c’est là une piètre présentation, bien loin de l’expérience de lecture et de la force narrative d’« Abattoir 5 », quelque chose de déroutant, un objet littéraire non identifié. Succès de librairie immédiat à sa sortie en 1969, transposé par George Roy Hill au cinéma et prix du jury à Cannes en 1972, après 50 ans « Abattoir 5 » est heureusement encore édité en France chez Points [1]. Longtemps laissé de côté, c’est la sortie du roman graphique adapté par Ryan North et illustré par Albert Monteys qui m’a convaincu de le découvrir enfin. Un très bel album qui préserve le fond et la forme du texte de Vonnegut, dans un format littéraire qui le rend d’autant plus accessible.


Titre : Abattoir 5 ou La Croisade des Enfants (slaughterhouse 5, 1969)
Auteur : Kurt Vonnegut Jr
Traduction de l’anglais (USA) : Lucienne Lotringer
Préface : Maelys de Kerangal
Couverture : ?
Éditeur : Points (édition originale : Seuil, 1971 ; J’ai Lu, 1973)
Collection : Signatures
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 230
Format (en cm) : 18 x 12 x 2
Dépôt légal : janvier 2016
ISBN : 9782757856123
Prix : 8,80 €



Nicolas Soffray
17 novembre 2023


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