Effrois et merveilles au pays des fourmis : pour les lecteurs d’imaginaire de la Yozone, férus d’histoires épouvantables, commençons par un récit d’horreur. En moins d’un dixième de seconde Appocephalus attophilus, surnommée la mouche décapiteuse, pond à l’aide d’un long ovipositeur son œuf dans la bouche même d’une fourmi. L’œuf donne naissance à une larve qui se nourrit des muscles masticateurs de son hôte, envahit sa boîte crânienne, contrôle ses mouvements, la transforme en zombie, finit par lui dévorer le cerveau et par secréter des substances qui dissolvent la cuticule et font tomber la tête, dans laquelle la larve fait tranquillement son cocon, avant de se transformer en mouche qui viendra au monde par la bouche de la fourmi décapitée. L’ « Alien » de Ridley Scott n’est pas loin, et l’on découvrira dans cet ouvrage, tout comme dans « Le Monde caché » de Merlin Sheldrake, bien des cycles parasitaires qui font frémir. Encore un peu d’épouvante ? Formica archboldi, une fourmi du sud des États-Unis, s’attaque exclusivement à une autre espèce de fourmi elle-même caractérisée par des mâchoires géantes. Comme le « Predator » de John McTiernan cette fourmi se camoufle à la perfection – non pas en utilisant les couleurs, mais les odeurs exactes de sa proie, qu’elle dévore et dont elle accumule les crânes au cœur de ses colonies, à la manière de trophées. Et ceci n’est pas une fiction.
Qui n’est pas familier des sciences naturelles aurait bien du mal à le croire. Et pourtant, même les connaisseurs seront confrontés dans cet essai à maintes surprises et à nombre de merveilles, comme la coévolution démente de certaines espèces de fourmis vivant dans les urnes-pièges des plantes carnivores, l’élevage par les fourmis non seulement de pucerons mais même de chenilles dont elles vont s’emparer au crépuscule pour les mettre à l’abri sous terre durant la nuit et qu’elle vont réinstaller au matin sur leurs plantes, la construction et l’entretien non seulement de routes et d’autoroutes souterraines à faire pâlir, en tenant compte de l’échelle, les plus formidables projets humains, mais aussi de ponts et de radeaux dont elles sont les propres constituants. On rencontrera à travers cette « Odyssée des fourmis » les Myrmecocystus mimicus ou fourmis pot de miel qui se transforment en jarres vivantes gorgées de nourriture et suspendues au plafond de leurs colonies, les Colobopsis ou fourmis kamikazes qui explosent littéralement au contact d’un adversaire en libérant une substance corrosive et irritante qui se fige au contact de l’air et unit les deux protagonistes dans une étreinte mortelle, les Odontomachus ou fourmis-mâchoires-pièges dont les mandibules se referment en un des mouvements les plus rapides du monde animal en produisant une accélération de cent mille « G » (si cette précision fait immanquablement penser aux sièges éjectables, on notera que la fourmi en est d’une certaine manière un elle-même puisqu’en utilisant sa mâchoire contre le sol elle échappe à ses prédateurs en effectuant un bond fantastique au cours duquel elle peut effectuer jusqu’à soixante-trois révolutions avant de toucher le sol), la fourmi Solenopsis invicta qui niche partout y compris dans les câbles d’alimentation et semble apprécier les chocs électriques, Allomerus decemarticulatus qui se transmet de génération en génération un champignon qu’elle cultive et dont elle tire les filaments mycéliens lui servant à aller bâtir des galeries-pièges sur les feuilles de sa plante favorite.
Des merveilles d’ingéniosité et bien d’autres encore puisque l’on trouve des fourmis capables d’élaborer des outils, en l’occurrence des éponges à partir de produits de l’environnement pour ramener à la colonie des miellats, alors que d’autres espèces « battent » ces liquides pour produire des bulles qu’elles rapporteront à la fourmilière en les portant sur leur tête et leur corps. Mais difficile d’en attendre moins de la part d’un insecte dont plusieurs espèces sont aptes à la nage et même au vol sans ailes, puisque des variétés arboricoles sont capables d’échapper aux prédateurs en sautant dans le vide et en se dirigeant à la perfection à travers les airs non pas pour atterrir, mais pour se réfugier sur le tronc d’arbre le plus proche (prouesse dont, nous explique Antoine Wystrach, les espèces arboricoles de thysanoures, les petits poissons d’argent de nos cuisines qui aiment tant la farine et la poussière, sont également capables.)
Les fourmis, des rencontres fascinantes mais pas toujours enchanteresses car certaines se déplacent en bandes de millions d’individus capables de dévorer sur pied humains et autres mammifères, tandis que d’autres se contentent de disséquer les doigts des imprudents avec des mandibules en forme de faux acérées comme des scalpels. Et citons pour mémoire Solenopsis invicta qui vous pique à répétition comme une machine à coudre ou Paraponera clavata dont une seule piqûre vous fait vous rouler par terre en tremblant et en hurlant
Mais sans doute aurions-nous du mal à survivre sans les fourmis, car il ne faut pas oublier un rôle méconnu, mais capital, de cet allié de la nature : la pérennisation des plantes. Nous l’avions vu dans « L’Apocalypse des insectes » d’Oliver Milman : nombreux sont les insectes indispensables à la pollinisation des végétaux, dont seule une infime partie bénéficie des services des abeilles (souvenons-nous : “pas de mouches, pas de chocolat”). Les fourmis, nous explique Audrey Dussutour, sont nécessaire à la survie de bien des espèces végétales, et pas seulement de celles avec lesquelles elles vivent en symbiose particulièrement étroite : ainsi plus de dix mille espèces de plantes (dont notre fameuse violette) sont entièrement dépendantes de la dispersion de leurs graines par les fourmis.
Nous n’avons extrait les éléments ci-dessus que pour souligner la richesse d’un ouvrage qui n’est pourtant qu’une goutte d’eau dans l’océan : les auteurs ne se sont intéressés qu’à quelques dizaines des près de quatorze mille espèces de fourmis, et encore n’ont-ils considéré au sein de cette sélection que les fourmis fourrageuses, celles qui rapportent la nourriture, alors qu’elles ne représentent guère qu’un dixième des individus de leurs colonies. C’est dire que des horreurs et des merveilles chez les fourmis, il y en a bien d’autres encore, certaines sans doute encore à découvrir, d’autres déjà connues, si bien qu’à peine le volume refermé l’on se plaît à rêver d’une « Odyssée des fourmis tome 2 » ou pourquoi pas d’une « Iliade des fourmis. » Mais en attendant, si l’on peut regretter le manque d’index, l’ouvrage est complété par une riche bibliographie qui permettra au lecteur curieux d’aller plus loin.
Comme dans le roman « Je ne suis pas un robot » de Hugo Jauffret, les titres de chapitres reprennent opportunément des titres d’œuvres littéraires ou cinématographiques bien connues : “L’Appel de la forêt”, “Dirty dancing”, « le Parfum”, “ Hannibal le cannibale”, “Les Liaisons dangereuses”, “Fight club”, “Skyfall”, “Robocop”, “Les Sentiers de la gloire”, “Alerte à Malibu” … et bien d’autres). Des choix qui en disent long sur les incroyables aptitudes des diverses variétés de fourmis et donnent un aspect parfois « pop culture » à cet ouvrage de vulgarisation qui apparaît tout sauf rébarbatif, un essai à la portée de tous qui évite l’écueil classique du vocabulaire spécialisé (les quelques termes techniques sont expliqués à mesure) et se lit très facilement. Les lecteurs qui avaient été enchantés par « Les Fourmis » de Bernard Werber et déçus par ses romans suivants pourront ainsi revenir vers un univers familier, plus détaillé et enrichi par nombre de découvertes récentes, dont le pouvoir de fascination apparaît non seulement intact, mais même augmenté.
Titre : L’Odyssée des fourmis
Auteur : Audrey Dussutour et Antoine Wystrach
Couverture : Adisak Mitrprayoon / iStock
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Grasset et Fasquelle, 2022)
Collection : Documents
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13812
Pages : 446
Format (en cm) : 11 x 17,8
Dépôt légal : mai 2023
ISBN : 9782290382356
Prix : 9 €
Un peu de sciences sur la Yozone :
« L’Apocalypse des insectes » d’Oliver Milman
« Comment pensent les animaux » de Loïc Bollache
« Éloquence de la sardine » par Bill François
« Fascinantes araignées » par Christine Rollard
« Biomimétisme » par Jean-Philippe Camborde
« Le Monde caché » par Merlin Sheldrake
« À la recherche de l’arbre-mère » de Suzanne Simard
« Pasteur à la plage » de Maxime Schwartz et Annick Perrot
« Schrödinger à la plage » de Charles Antoine
« Le Théorème du parapluie » par Mickaël Launay
« Lettres à Alan Turing », collectif
« Intelligence artificielle : La plus grande mutation de l’histoire » par Kai-Fu Lee
« L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia
« Mon odyssée dans l’espace » par Scott Kelly
« Chroniques de l’espace » par Jean-Pierre Luminet
« Chasseur d’aurores » par Jean Lilensten
« Mojave épiphanie » par Ewan Chardronnet (dans notre sélection Noël 2017)
« Tout est chimie dans notre vie » de Mai Thi Nguyen-Kim