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Statue de Chaojue (La)
Hubert Delahaye
L’Asiathèque, Hors Collection, nouvelles, 114 pages, troisième trimestre 2022, 14,50€

Entre tradition et modernité, huit « fantaisies à la chinoise » avec un brin de fantastique, d’humour, et bien des facettes de la société et du carcan politique chinois.



On se souvient de « La Vénus d’Ille » de Prosper Mérimée, qui a donné lieu à bien des déclinaisons dans la littérature fantastique. Avec “ La Statue de Chaojue ”, Hubert Delahaye en offre au lecteur une variante extrême-orientale. Peut-être ne faut-il pas faire trop d’offrandes à des divinités mineures dont on ignore le nom. Et tomber amoureux d’un être de pierre n’est pas vraiment une bonne idée, surtout lorsque celle-ci est prête à prendre vie. Quand les statues s’éveillent, entre la chair et la pierre, tout devient possible. Aussi inquiétante que « La Vénus d’Ille  », mais toute en sensibilité, “ La Statue de Chaojue ” évite l’écueil du drame et s’achève par une fin apaisée.

Les gastronomes le savent : parmi les viandes prisées au Levant, le chien reste un mets digne d’estime. Si l’on trouve moins souvent le meilleur ami de l’homme au menu que par le passé, c’est surtout pour éviter de se mettre à dos les visiteurs venus d’autres continents, et l’on s’abstient d’en proposer trop ostensiblement dans les établissements à clientèle internationale. Il n’empêche : quand on est à la fois gourmet, pragmatique et chinois, « dans un restaurant, tout ce qui a des pattes est comestible, sauf les tables ». On voit venir, les cheveux dressés sur la tête, la salive à la bouche et le sourire aux lèvres, quelque délicieux malentendu. Et l’on devine comment tout cela va finir pour ce couple de touristes américains un peu trop naïfs. Servie par un humour noir féroce, “Sinocynophagie ” se savoure et se dévore d’un seul tenant.

Un jeune chinois rêve d’un mariage exemplaire pour sa sœur. Sans lui demander son avis, il lui cherche à la foire aux célibataires un époux modèle. Transformé en homme-sandwich, il arbore une pancarte avec les caractéristiques et la photographie de sa sœur, photographie sur laquelle “elle avait l’air ailleurs, comme si elle ne se sentait pas concernée” : il n’a pas compris, ou plus exactement il refuse de comprendre, que c’est effectivement le cas. Mais connaît-il vraiment sa propre sœur ? Dans “ Le Mariage de Xijie ”, ce jeune homme découvre qu’il y a deux mondes, un monde tel que l’on voudrait qu’il soit et le monde tel qu’il est.

À travers la biographie d’un acteur de l’opéra de Pékin et son implication dans un fait divers dramatique présenté comme un simple incident – un « incident » qui n’est pas sans évoquer certains malencontreux (mais parfois fort opportuns) accidents de chasse –, “Shakespeare à Nankin” illustre aussi le contrôle total de l’information et l’aisance des sociétés totalitaires à réécrire ou désécrire les faits jusqu’au moindre détail. Servi par un narrateur omniscient qui bien évidemment est lui aussi sujet à caution, qui narre les choses comme si tout résultait d’une invraisemblable et simple maladresse, comme si lui-même pouvait y croire un seul instant, “Shakespeare à Nankin” propose une relation glaciale qui, si l’on ignorait le mode de fonctionnement inhumain du pouvoir politique chinois, pourrait passer pour de l’humour noir. Révélatrice d’un système, “Shakespeare à Nankin” ressemble très exactement à ces fables édifiantes que l’on raconte aux gens pour les menacer sans en avoir l’air. Un de ces récits didactiques où tout est dans le non-dit, un de ces contes pédagogiques que l’on peut imaginer non pas dans les camps de rééducation politique – car alors il est déjà trop tard – mais bel et bien dans les instituts de sciences politiques post-soviétiques, en Russie, en Chine ou ailleurs, histoire de bien faire comprendre que l’épée de Damoclès est partout et que la moindre entorse au pouvoir, aussi minime soit-elle, aussi indigne d’être simplement mentionnée soit-elle, ne sera jamais acceptée.

Dans “ Mademoiselle Yu”, une jeune fille trouve un emploi dans un organisme de surveillance. Une tranche de vie, une poignée de personnages, les existences et les espoirs des uns et des autres. Certains lecteurs verront peut-être venir à l’avance la fin, que l’on sent frémir longtemps avant sa survenue. Pour ceux-là, la véritable surprise aurait été une autre surprise. Mais bien difficile d’enrayer la mécanique inexorable du drame, de contourner ou de mettre en échec une fatalité quasiment inévitable. Pourtant, à travers “Mademoiselle Yu” se dessine quelque chose de bien plus vaste qu’un simple destin individuel. Un monde nouveau se silhouette, qui n’est pas forcément un lendemain qui chante. Un monde en pleine métamorphose où l’on comprend qu’avec l’essor, l’expansion et l’omniprésence des caméras et appareils de reconnaissance faciale dans le contexte autocratique chinois, le Big Brother de George Orwell n’est plus ni anglo-saxon ni soviétique ou post-soviétique, et qu’il est en train d’aboutir à sa forme la plus terrifiante et la plus perfectionnée du côté du Levant.

On prenait en pitié le jeune homme du “ Mariage de Xijie ”, on prendra également en pitié le professeur Deng et sa mésaventure lors d’une soirée officielle sur la fin de sa carrière. Car le professeur Deng, qui n’a jamais tenu l’alcool, ne fût-ce qu’un petit verre symbolique, n’a jamais pu se résigner à l’avouer. Il en a déjà payé le prix, les dérapages de ses propres discours lors de précédentes soirées, heureusement dans des contextes oubliables. Mais ce soir, tout le gratin est là. Et lorsqu’il est question de trinquer publiquement, difficile de se dérober. Dans “Le Professeur Deng ne tient pas la bouteille”, la catastrophe est annoncée, imminente, inévitable, son malaise ne le sauvera pas, il sera déjà trop tard. Mais en Chine, où l’on est expert pour réécrire non seulement l’Histoire, mais aussi le passé le plus récent, tout s’efface. Officiellement, du moins. La presse loue un discours exemplaire. Il n’y a jamais eu, pour personne, ni dérapage ni malaise. L’épisode n’en est que plus embarrassant, et devient pour le professeur Deng l’occasion de se remémorer une vie passée entre compromis et compromissions, “une longue survie, une suite de représentations théâtrales, de lâchetés”, et de se demander si le pire, au fond, n’est pas d’y avoir survécu.

Dans l’immense hôtel international de Guangzhou, un homme d’affaires américain loue une chambre à l’année. Entre lui et la cheffe d’étage, qui s’occupe personnellement de sa chambre, s’établit au fil du temps une complicité, une sorte de tendresse que des tensions internationales, imposant un départ précipité, vont à la fois cristalliser et briser. “Un amour au GIH” est tout en finesse et en sensibilité, tout comme “Le Cahier de Wu Yan ”, un récit qui, en se rapprochant du caractère intemporel de “La Statue de Chaojue”, vient clôturer le volume. Un cahier abandonné, oublié, perdu, empli de dessins et de notes sur l’art, sera ramené à sa propriétaire, une rencontre qui permettra à celle-ci, un moment, de s’épanouir sur le plan artistique et de pouvoir vivre de ses œuvres. Un récit qui traite du hasard et de la chance mais pourtant évite les facilités d’une fable trop heureuse, et parle aussi des compromissions que l’on refuse et les destins que l’on choisit.

Avec ce recueil, à travers ces huit « fantaisies à la chinoise », Hubert Delahaye dévoile au lecteur une Chine écartelée entre passé et présent, entre tradition et modernité. On y retrouve la sensibilité dont l’auteur faisait preuve dans les « Lettres d’Ogura », mais aussi un constat sur les réalités politiques de la Chine et les dangers d’un régime omniprésent dans l’existence de tout un chacun. Présentées sous forme d’un élégant petit volume à rabats, ces « fantaisies à la chinoise », tout comme les fables swiftiennes et voltairiennes, sont donc à la fois à savourer et à prendre au sérieux. Une belle publication pour les éditions l’Asiathèque, dont nous avions précédemment chroniqué « Le Magicien sur la passerelle » de Wu Ming-yi et « Encore plus loin que Pluton » de Huang Chong Kai.


Titre : La Statue de Chaojue et autres fantaisies à la chinoise
Auteur : Hubert Delahaye
Couverture : Hariti / Jean-Marc Heldin
Éditeur : L’Asiathèque
Collection : Hors Collection
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 114
Format (en cm) : 12,2 x 18
Dépôt légal : troisième trimestre 2022
ISBN : 9782360573219
Prix : 14,50 €



L’Asiathèque sur la Yozone :

- « Le Magicien sur la passerelle » de Wu Ming-yi
- « Encore plus loin que Pluton » de Huang Chong Kai



Hilaire Alrune
25 janvier 2023


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