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Le cyberespace de l'imaginaire




Wohlzarénine
Léo Kennel
Flatland, collection La Tangente, 159 pages, septembre 2022, 18€


Séautographies, vie en fragments de Basile Wohlzarénine

Qui est donc Basile Wohlzarénine, écrivain si célèbre et si reconnu que nul n’en a jamais entendu parler ? Qui pourrait mieux nous l’apprendre que Marc Desportes, lui aussi écrivain si célèbre et si reconnu que nul n’en a jamais entendu parler ? « Séautographies », première partie de ce volume, nous est présenté comme la biographie consacrée par Marc Desportes à Basile Wohlzarénine. On s’en doute : dans ce qui apparaît comme une série de poupées gigognes du mensonge, il n’en sera rien. Un peu de Marc Desportes, oui. Des extraits de la thèse en littérature consacrée à l’auteur par l’étudiante Olmelle Quesnis, également. Mais qui semblent écrits par d’autres personnes – Marguerite Nihile, Jack du Rouergue et quelques autres, peut-être avatars de Wohlzarénine, nom dans lequel, incidemment, on peut lire par anagramme partiel les noms de personnages aussi différents que Warhol et Lénine. Des segments narratifs de l’aide à domicile d’une vieille dame qui pourrait bien être Wohlzarénine lui-même, allez savoir. On ne sera jamais sûr de rien.

Un être maudit, sans aucun doute : “Malgré tout le soin et les précautions prises pour préserver ta liberté, les gens qui s’étaient enrichis grâce à toi avaient fini par trouver le moyen de te ficeler dans les trames et les chaines de tes intrigues ; les fabuleux textiles oniriques te retenaient comme une araignée impuissante au cœur de sa toile. Condamné à rêver au kilomètre sans jamais pouvoir sortir de ton cerveau.” Un être dont même le genre demeure ambigu, (“Elle emploie le masculin pour dire ce qu’il ressent, tandis qu’il ne se décrit qu’au féminin dans sa correspondance”), tout comme le demeurera dans la seconde partie celui de son personnage Badual Signa, mais un/une Wohlzarénine qui en tout cas aura eu une existence à la fois riche et douloureuse : psychisme bipolaire, dérives hallucinatoires, passages en prison et en asile psychiatrique, le tout dans un environnement qui par moments apparaît soviétique ou post-soviétique, avec la misère, les Escadrons Normatifs, les machines à vérité, ou le Siège Extirpateur des Concepts Superfétatoires Subversifs Séditieux. Bien difficile d’attendre une existence heureuse, il est vrai, pour un auteur résidant à une adresse aussi peu enchanteresse que le « 813 rue des Nématodes », adresse pourtant lexicalement adaptée à un individu fuyant, sinueux, souterrain, “écrivain de la totalité” ne se sentant nulle part à sa place, grand amateur de mots que lui-même “forgeait d’enfer et de ténèbres”, un personnage atteint d’amnésie partielle et qui “ne se matérialisait qu’à heures fixes”.

Le roi des ordures sur son trône de fortune, la fabrication chirurgicale de siamois humains, des individus escaladant les baleines échouées pour lire dans leurs yeux morts, un clown pour animaux dans les abattoirs, des références évidentes ou cryptiques (il est par exemple question de Wohlzarénine en tant que « prédateur enjolivé », formule renvoyant à un roman de Pierre Christin), des clones, des crypto-lecteurs de filigranes : au lecteur de tracer son propre chemin dans cet assemblage de fragments qui tient à la fois du puzzle, du kaléidoscope et du palais de miroirs. Narration polyphonique d’un narrateur lui-même pléiomorphe, reflets multiples d’une personnalité dissociée, ce « séautographies », qui se réfère à l’évidence au Gnothi seauton (connais-toi toi-même) des Anciens, s’affiche donc comme une série d’autoportraits littéraires de l’auteur ou de son avatar Basile Wohlzarénine, composée par une série de documents qu’il pourrait très bien avoir écrits et colligés lui-même, servie par une floraison de référence apocryphes, de notes de bas de pages et d’extraits divers, fatras d’érudition réelle ou imaginaire, sans oublier une pointe de critique ou même d’auto-ironie : “Je sais que la plupart des littérateurs en vue écrivent sous un angle autofictionnel, mais ce n’est pas le cas de Wohlzarénine.” En fin de cette première partie quelque peu borgésienne et marquée ici et là par l’humour parfois noir et la fantaisie d’un Cortazar, Léo Kennel cite parmi ses influences Francis Berthelot, Tristan Corbière et Antoine Volodine, mais on pourra penser à bien d’autres littérateurs et bien d’autres personnages errant aux marges de la fiction, comme l’insaisissable « Francis Rissin » de Martin Mongin.

Le goût de la langue, le sens des mots

Si la prose du récit principal ne recherche pas les effets, les amoureux de la langue ne manqueront pas de savourer les néologismes rassemblés dans les neuf intermèdes intitulés « listes nocturnes » de cette première partie. Des néologismes pouvant relever de la zoologie ou de la botanique (on trouvera d’ailleurs une authentique botanique parallèle en page 143, dans un extrait des « Cloportes assassinés ») mais, et les anciens carabins ayant transpiré sur des traités de pathologie et des ouvrages tels que le volumineux traité de Rouvière en trois volumes ou les feuillets d’anatomie de Brizon et Castaing n’en démordront pas, des néologismes qui ne semblent jamais très éloignés du champ de la médecine à laquelle Wohlzarénine semble s’être un moment destiné. Il y a dans ces listes une poésie et une fantaisie des organes qui en fera rêver plus d’un, des organes superfétatoires – à moins que l’on ne soit, sans le savoir, le gardien ou le dépositaire de telles structures anatomiques – tels que le tensifleur sous-pilaire ou les vésiclettes hypentériques, le crâble intermolique, les osselets cursides, les arabelles flexodermiques ou le vinderticule de Trinsier – sans compter d’inquiétants leterjubes, plassicules bistrés, hématicules sombres, saccosités diverses et flétaques aqueux dont on espère qu’ils relèvent plus du registre du transitoire et du pathologique que de la physiologie de tous les jours. L’auteur n’oublie pas de s’inspirer ici et là des cliniciens à l’origine des descriptions princeps des maladies (ce qui rappellera à bien des internistes la « Nomenclature des maladies à syndromes et noms propres » du docteur P. Hombourger, avec par exemple l’hydroscaldie de Jacquet, la (forcément dégoûtante) maladie de Kraspeck, la maladie schizomorphe de Krapton-Signy, l’hypnochondrie de Schweitzer ou la maladie de Vogt-Baudelaire. Au lecteur d’imaginer à quoi peuvent bien correspondre la hernie fracidèle, la pierrose de Roblès (on hasarde quelque calcification post-infectieuse ou un processus d’accumulation métabolique) la résurgite chronique (peut-être une variante rare de reviviscence post-traumatique, à moins qu’il ne s’agisse d’une anomalie digestive plus étonnante encore que le méricysme) ou encore la frapadoxite aigüe (que l’on suppose d’une douleur exquise). Il y en a en tout cas pour tous les goûts : les littéraires se réjouiront de la palimpsestose, les germanistes de la loreleipornophytose, de la pathophilie werthérale ou de la wagnérite distagée, les neurologues du rostracisme de Tourette, les infectiologues de la stirunellose fongiforme (parmi eux, les tropicalistes se régaleront de l’urubucellose et de la jarpaphtisie paludéenne), les esthètes, ou les mystiques, se délecteront de l’illuminat vésiculeux, les rêveurs, ou les dissipés, de l’orthonirose commune, les psychiatres de la hiérophrénie aiguë, de l’hématochirophobie, de l’incontestablement fantaisiste abracadabrantophilie, de l’inquiétante lampistéromanie paranoïde, de la forcément belle amblyomanie mirifique, de l’hilarante nanophrénie (plus forte que l’hébéphrénie, et dont on s’étonne qu’elle n’ait pas encore été décrite) et, en une pointe d’auto-ironie de ces listes, de la bien peu répréhensible (et même fort louable) listomanie. Certains pourront regretter que l’auteur ne se soit pas laissé aller, comme l’a fait Emmanuel Venet avec son « Précis de médecine imaginaire », à détailler un par un ces syndromes, mais peut-être fallait-il justement laisser à ces néologismes un pouvoir de suggestion plein et entier : les lecteurs, à travers ces neuf listes dont nous ne donnons qu’un bref aperçu, conserveront ainsi toute leur liberté d’imaginer et de rêver.

Badual Signa, ou Le Narrateur à face d’attroupement

Badual Signa, c’est – de manière trop évidente, peut-être, pour que ce disant l’on tombe tout à fait juste – l’avatar littéraire de Basil Wohlzarénine, tout comme Basil Wohlzarénine serait l’avatar, ou l’un des avatars, de Léo Kennel. On trouve dans Badual Signa les lettres du prénom Basil tout comme l’on trouve dans le véritable prénom de l’auteur, Odile (à moins qu’il ne s’agisse encore d’un pseudonyme, allez savoir) les trois lettres composant le prénom Léo. Dans Badual Signa, on trouve aussi les lettres composant Bad Signal, avertissement peut-être d’une dissociation croissante avec le réel, d’une rupture de la personnalité ne faisant que s’aggraver au fil des mises en abîme, d’une schizophrénie littéraire récursive, équivalent lettré des vertiges visuels de l’effet Droste des graphistes

C’est là, dans ces espaces interstitiels, je crois“, cherche à expliquer l’auteur, ” que j’ai senti pour la première fois la présence de Badual Signa. Il devait rôder dans les environs depuis toujours. À cette époque, rien ne me permettait de le distinguer des autres créatures de la nuit, alors qu’il en était l’origine, la matrice, bien qu’il prît garde de ne jamais apparaître le premier et d’agir aux arrière-plans des fictions que je croyais miennes ; dans un coin qui n’était pas aussi sombre qu’il l’aurait dû, ou à l’inverse épaississant une ombre plus qu’il n’eût été nécessaire. Tapi aux endroits stratégiques comme une signature sans nom.”Si Basile Wohlzarénine est demeuré insaisissable, Badual Signa, malgré ses mentions récurrentes, le demeure tout autant. Et le mystérieux « narrateur multiple » d’expliquer, d’avertir peut-être : “Je doute souvent que Badual Signa ait quoi que ce soit d’humain. Sa présence à mes côtés n’est pas contestable, même si son existence est loin d’être certaine.” Plus loin, il ajoutera : ”C’est un être que les pages d’un livre en désordre ont, au cours d’une nuit ininterrompue, suinté goutte à goutte comme une stalactite molle.” Chaque nouvelle information, on le devine, ne fera guère qu’épaissir un peu plus le voile.

Quoi qu’il en soit, ce « Badual Signa ou Le Narrateur à face d’attroupement » creuse son sillon dans les mêmes terres troubles que « Séautographies », la première partie du volume. Les dépressifs, les cafardeux, les atrabilaires passeront leur chemin. Car si la narration ici aussi est explosée en fragments, pointus et tranchants de préférence, ces éclats composent le reflet dans un miroir brisé d’un monde qui pareillement se délite, la mosaïque défaite d’une civilisation qui s’effondre, les vitraux morcelés d’un quotidien à l’agonie. Rats, inondations, suicides, arrière-fond sinistre à souhait d’état totalitaire, de guerre, de désastre, le théâtre d’une déréliction dont on ignore si elle est fin des temps ou naufrage intérieur, ou si le second répond à la première, avec la perte afférente de la sensibilité au monde, un hermétisme morbide à la beauté et à l’art, à moins que la dégénérescence et la vacuité croissante de ce dernier n’entraînent en écho le crépuscule mental du narrateur à face d’attroupement : “Je n’errais plus dans le désert que de manière sporadique. Un peu spongieuse, aussi. Les tableaux s’amollissaient, se déformaient, amorçaient une lente dégoulinade. Sur leurs socles, les statues faisaient de même.” Un monde perdu, un monde auquel le narrateur désabusé devient obtus indifférent, et dans lequel il avoue ne plus même prêter attention aux faits et gestes du diable.

Un monde ou même le langage et l’écriture deviennent inquiétants : “ C’est ainsi“, écrit l’auteur, ”que la forêt des signes araignées est née. Une jungle effroyablement prédatrice où rôdent chiffres articulaires aigus, lettres discursives vermiformes et symboles assoiffés de sang ; les caractères chélicères s’y embusquent, tapis en rangs plombés, espaces insécables compris, qui rendent veuves et orphelines indéfendables. À tout moment, on peut buter sur un point d’autant plus compact et dense qu’il est presque invisible et se prendre les pieds dans les virgules mal signalées. On doit lever haut les genoux pour éviter que les boucles des jambages lovées sous la ligne bleue des cahiers entoilés ne se transforment en nœuds coulants, tandis que les apostrophes en suspens vous écorchent et les trémas vous marquent au front de leur double impact.”

La divagation perapocalyptique, les fragments courts et parfois surréalistes (la technique pour passer d’un jour à l’autre sans dommage), avec ici encore quelques astucieux jeux de langage (cobayer aux corneilles lorsque l’on baye aux corneilles ensemble, la police jugulaire…) sont entrecoupés de messages échangés entre un (peu) mystérieux Docteur Seigneur et deux personnages nommés Jan et Clarisse, sans doute anti-Adam et anti-Ève, habitants d’un IGH à la Ballard, impétrants à quelque néo-arche de Noé, messages numérotés de jour en jour comme un compte à rebours, puis reprenant le compte dans le sens chronologique à l’envolée d’une arche stellaire. Peut-être voyons-nous ici l’inexorable ratage, le scénario catastrophe d’une anti-tour de Babel zonarde transformée en vaisseau spatial en proie à des défauts techniques ou sabordée par une intelligence artificielle sombrant dans la démence, ou par un dieu devenu fou, hypothèse et drame d’une fuite avortée vers les étoiles, intrication des mythes en décomposition et des prophéties sans cesse contredites, désillusions d’une science et d’une technique incapables de jouer leur rôle de refondation du monde.

On l’aura compris : servi par une réalisation soignée, avec couverture à rabats, à jaquette, et illustrations intérieures de Pavel Filonov, « Wohlzarénine  », démarche artistique sur arrière-fond apocalyptique et totalitaire ( un Wohlzarénine dont les lettres redistribuées composent « warholienne », pour l’auteur, reste pour l’arrière-plan le « z » désormais post-soviétique et sordidement poutinien) est à recommander aux lecteurs amateurs de littérature parlant de littérature, de jeux de références apocryphes à la Jorge Luis Borges, de divagations à la Cortazar ou à la Perec (mais on pourrait citer bien d’autres types de jeux et de vertiges de fictions emboîtées, comme « La Littérature nazie en Amérique » de Roberto Bolano ou le « Précis de littérature portative  » d’Enrique Vila Matas.) « Wohlzarénine  » apparaît comme une de ces curiosités que les obsessionnels de la nomenclature s’obstinent à classer dans la catégorie des inclassables et acronymisent en OLNI (Objets Littéraires Non Identifiés), une singularité pouvant conduire à un millefeuille d’interprétations, mais aussi, peut-être, à la folie. Insoluble équation littéraire non pas polynomiale mais polypseudonymale, à multiples inconnu(e)s, à paramètres fluctuants, à variables hypervariables et à mélodies et prosodies inconstantes, « Wohlzarénine  » est un nectar littéraire à déguster lentement et à petites gorgées, de préférence les soirs d’apocalypse.


Titre : Wohlzarénine
Auteur : Léo Kennel
Couverture : Pavel Filonov
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page roman (site éditeur
Pages : 159
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : septembre 2022
ISBN : 9782490426263
Prix : 18 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

- « Brutal Deluxe » d’Emmanuel Delporte
- « Pill Dream » de Xavier Serrano
- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Angélus des ogres » de Laurent Pépin
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- La chronique du « Novelliste 5 »



Hilaire Alrune
11 janvier 2023


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