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Grain de Sable
Louise Roullier
Critic, Fantasy, roman (France), fantasy, 470 pages, septembre 2022, 20€

Parce que son père, le mage Cobal Galtès, est mort lors d’un tournoi qui devait être sa consécration, Lidia Dulce voit sa famille sombrer dans la misère. Elle en attribue la faute aux rivaux de son père, les frères Vandi Jadel, qui ont alors grimpé les échelons du pouvoir. Tombée au plus bas, Lidia s’accroche à un vieux conte et à ses connaissances en magie pour concrétiser son dernier espoir : remonter le temps, sauver son père et changer le cours de l’Histoire, dans un esprit de justice. Hélas, la route est pavée d’épreuves pour mesurer sa détermination. Il lui faut aussi résoudre le problème de ses souvenirs, pour remonter le temps armée de son expérience actuelle. Mais en chemin, quelque chose lui met des bâtons dans les roues, efface de brefs moments de son présent pour l’empêcher d’obtenir les informations de sa quête : un dieu, ou un autre voyageur du temps ?



Il est toujours très difficile de parler d’une histoire de voyage temporel sans trop en dévoiler, aussi vais-je prendre garde à mes mots.
Disons-le d’emblée : j’applaudis des deux mains ce pavé de Louise Roullier, un bijou qui rassemble toutes les qualités d’un grand roman de fantasy : un univers fouillé, présenté avec retenue mais pensé dans les moindres détails, et très réaliste ; des personnages aussi attachants qu’humains, car très imparfaits, esclaves de leurs passions, Lidia la première ; et enfin une intrigue de voyages temporels, de multiples réécritures du cours du temps, très bien maîtrisée, alors que le thème est très glissant (regardez la quantité de blockbusters hollywoodiens qui se prennent les pieds dans le tapis).

Le roman est découpé en trois parties. La première est consacrée à l’obtention du pouvoir temporel, et nous fait visiter le pays, de la cité de Puyberil à la capitale Maravilhès, puis dans les montagnes sauvages. On y découvre la géopolitique du continent, l’Histoire récente et les forces en présence, notamment les mages de premier rang qui, aux postes de conseillers, mènent la danse. C’est surtout un voyage initiatique pour Lidia, qui se destinait à un poste d’enseignante de la magie, et se retrouve à errer sur les routes, puis à devoir quémander de l’aide à des gens chez qui le nom de son père a encore quelque valeur. Elle côtoie les puissants comme les gens du peuple, et se désole de la corruption de la société. Elle sait aussi qu’elle peut dépasser les bornes, puisque si elle réussit, tout sera effacé, aussi ne ménage-t-elle pas sa peine, prenant des coups, mentant, filoutant pour arriver à ses fins. C’est un très beau portrait de femme, attachée à ses principes et déterminée à rétablir ce qu’elle estime un ordre plus juste.

La seconde partie va la faire tomber de haut, on le devine. Ayant réussi à « corriger » l’incident qui a coûté la vie à son père, elle se retrouve dans une nouvelle vie, mais sans le souvenir des événements qui y ont conduit. Elle reçoit l’aide magique d’un jeune mage dont elle a vu le travail dans sa vie d’avant pour recouvrer la mémoire, à rebours, mais plus les pages défilent plus il semble évident que ce nouvel avenir est plus sombre que son fil temporel d’origine, et que l’ascension sociale de son père y est pour quelque chose... Elle met du temps à se dessiller, à l’accepter, d’autant qu’elle doit affronter un autre voyageur temporel, qui s’acharne à effacer ses modifications, tandis qu’elle fait de même.

Je ne vais pas en dire plus sur l’histoire (j’en ai déjà dit beaucoup !) pour saluer là encore l’excellent travail de l’autrice : ces multiples allers et venues dans l’Histoire sont très bien montrés, par un triple jeu typographique : les moments volés à Lidia voient leurs mots remplacés par des :. :. :., comme des grains de poussière, nous empêchant comme elle de lire ce qui lui a été pris. Lorsqu’elle se bat en duel, s’y ajoutent des passages biffés suivis de caractères gras, pour ce qui a été effacé et modifié. Cela peut paraître tout simple, c’est ce que fait votre traitement de texte avec le suivi des modifications, et ça l’est ! Le résultat est d’une lisibilité totale, et très agréable à suivre.

La troisième partie, plus courte, est une sorte de statu quo. Mis face à l’évidence, Lidia et son adversaire cherchent une troisième voie qui n’existe pas : l’autre a suivi une voie similaire à Lidia, pour changer le passé qu’elle a réécrit. Il ne peut y avoir qu’un gagnant, qu’une ligne temporelle, et elle fera forcément un déçu, avec des conséquences fatales. Pour Lidia, c’est la fin de sa famille, du nom de son père, pour l’autre, la fin de sa propre existence.
Et le monde dans tout cela ?
C’est là que Louise Roullier fait très fort, en opposant avec justesse ces désirs personnels, un brin égoïstes de Lidia à l’évolution de la société : les choix des dirigeants des deux avenirs impactent bien plus de gens, un continent entier. Par exemple, Cobal développe une magie à base de cristaux, qui rend sa pratique accessible à tous, y compris aux non-doués, mais cette exploitation industrielle de la ressource décime la population de Puyberil, les plus pauvres dévorés par le travail à la mine et ses nombreux accidents. A l’inverse, les Vandi Jadel avaient mené une campagne contre des spectres qui terrorisaient la population, drainant les forces militaires dans ce projet.

Tout choix a des conséquences qui font elles-mêmes boule de neige. Louise Roullier développe à merveille ce principe dans « Grain de Sable ». Si elle nous fait recroiser bon nombre de personnages d’un temps à l’autre, leur statut social a changé, leurs choix de carrière aussi. Mais pas leur caractère, juste accentué d’un côté ou de l’autre. C’est l’une des seules choses sur lesquelles Lidia peut espérer s’appuyer pour comprendre les gens et les manipuler à son goût pour, par petites touches, corriger le cours des événements. C’est à cela qu’elle s’accroche pour sauver son père, qu’elle persiste à croire être quelqu’un de bon. La dernière partie, voyages à rebours dans son parcours à la recherche du point de bascule, le montre avec efficacité, jusqu’à la terrible leçon finale.

J’en ai déjà dit beaucoup, et il y a tant de choses encore, des détails si appréciables : la construction des noms propres et leur transmission d’une génération à l’autre (Lidia reçoit le prénom de sa mère, Dulce, son frère Jaume celui de son père, Cobal) ; la cohabitation magie/sorcellerie et le mépris universitaire auquel elle se heurte ; le racisme entre les différents peuples des Sept Oriflammes, avec la prééminence des Maravilhiens et le rejet des Erémanes, mais aussi les luttes de classes auxquelles elle assiste depuis les deux côtés (« selon que vous serez puissant ou misérable... » pour citer La Fontaine)... Mais le plus beau reste le caractère de son héroïne, inébranlable dans sa conviction de parvenir, malgré toutes ses découvertes, à un monde le meilleur possible dans lequel elle ne sacrifie pas sa famille.

C’est dramatique, très bien écrit, palpitant, dense, construit avec érudition, et cerise sur le gâteau, cela déjoue les pièges des voyages temporels. Tout cela sous une magnifique couverture et un excellent travail éditorial (je ne crois pas avoir relevé de coquille, ce qui devient assez rare pour être souligné).

Ses romans mythologiques sur Dionysos, Apollon et Poséidon avaient déjà révélé les qualités d’autrice de Louise Roullier. Avec ses 470 pages, son univers original et ses personnages passionnés, « Grain de Sable » la propulse au premier rang de la fantasy, parmi les meilleurs ouvrages du genre qu’on aura lus cette année.


Titre : Grain de Sable
Autrice : Louise Roullier
Couverture : Sébastien Annoni
Éditeur : Critic
Collection : Fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 470
Format (en cm) : 21 x 14 x 3,5
Dépôt légal : septembre 2022
ISBN : 9782375792568
Prix : 20 €


À lire sur la Yozone :
- Sébastien Annoni - Illustration pour Grain de sable de Louise Roullier



Nicolas Soffray
11 novembre 2022


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