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Le cyberespace de l'imaginaire




Golden age
Fabrice Colin
Hachette, le Rayon Imaginaire, fantasy, 381 pages, octobre 2022, 23 €


Nous sommes en juillet 1914, dans le Dorset, dans le Sud-Ouest de l’Angleterre. Un faux journaliste arrive à Dandelion Manor pour interviewer le célèbre écrivain Kembell Gradey. Il pourrait difficilement mieux tomber : à Dandelion Manor sont en effet présents d’autres auteurs de légende, Carl Dodilus, James Balfour, et l’Américain Flin Boyle. Quatre auteurs célèbres de la veine classique dont le dernier est toutefois considéré comme à part, parce qu’il s’adonne à présent à l’art cinématographique. Quatre auteurs tous en panne d’inspiration, tous abandonnés par les muses.

Dans ce vingtième siècle parallèle – pas de Raymond Poincaré mais un Napoléon VI, beaucoup de bombardiers et de Zeppelins déjà, pas de Conan Doyle mais un de ses avatars – la guerre couve, se prépare du côté allemand. Une rumeur encore sourde et lointaine qui ne menace pas encore la douceur de vivre à Dandelion Manor. Les quatre auteurs, le journaliste, Albert, le fils de Kembell Gradey, Cassandra son épouse, Merlyn et Esme, leurs enfants ; quelques serviteurs et quelques personnages cachés, captifs, entraperçus dans l’ombre, dont on ignore s’ils sont les muses, les contre-muses ou les démons des quatre écrivains : tels sont les protagonistes de ce récit en permanence hanté par l’âge d’or.

« Nous sommes réunis en ce lieu pour trouver le moyen de nous reconnecter à un monde qui nous échappe, monde dont les portes, en ces temps troublés, semblent se refermer.  »

L’âge d’or ? Le nom d’un stylo que le vieux Carl Dodilus offre à la narratrice, comme un passage de témoin. Un stylo autrefois vendu sous la publicité « L’encre s’épuise, pas les larmes du lecteur ». L’âge d’or, c’est un moment de grâce ou une époque immémoriale, à moins qu’il ne s’agisse que d’une simple illusion. L’âge d’or, c’est peut-être un temps ou un lieu parallèle, celui des fées et des muses, celui qui est décrit par un faune dans les chapitres intermédiaires (chapitres poétiques pour lesquels a été choisie une police de caractères particulièrement élégante, mais qui ne facilite pas la fluidité de lecture). Un monde de fées que le jeune Merlyn semble capable de voir mais que la caméra apportée par Flin Boyle refusera toujours d’enregistrer. Un monde que semble bel et bien connaître Carl Dodilus, qui, lors d’un discours public tenu sous l’effet du laudanum – qui n’est pas sans rappeler le fameux discours de Metz de Philip K. Dick – expliquait : “Il nous faut distinguer trois mondes. Le Leur, le Nôtre, et celui du Milieu : le Délirium. Celui que, faute de mieux, nous avons baptisé le Monde des Fées est un lieu que la pensée humaine s’avère incapable à appréhender dans sa globalité. Aucune des règles que nous tenons pour acquise n’y prévaut. Le temps se substitue à l’espace et vice-versa, qui s’entremêlent et s’entredévorent ; au cœur de l’entrelacs, nulle pensée ne subsiste. La notion d’identité n’existe pas, non plus que celle de finitude. Je suis vous, vous êtes ici, personne n’est personne, personne est tout, tout est moi. » L’âge d’or, c’est peut-être simplement le temps présent que la guerre vient menacer, c’est peut-être simplement le passé des auteurs autrefois en phase avec leurs muses. Mais le terme de muse a-t-il simplement un sens ? Flin Boyle, fidèle à sa posture d’Américain, pilote d’avion et le seul du petit groupe d’auteurs à défendre et à pratiquer le cinématographe, à rester capable d’évoluer avec l’époque, pose ouvertement la question : “Permettez-moi de rester dubitatif. Traquer les muses, gambader main dans la main à travers la lande ? Tout ça c’est du folklore – la nostalgie de l’âge d’or. L’inspiration, c’est la présence au monde. Or nous vieillissons. Peu à peu le flux impétueux de la vie se tarit.

« Il posa des questions sur la caméra, les fils, la rémanence des rêves, l’effacement des prodiges. »

Entre réel et fiction, entre fictions connues et fictions inventées, Fabrice Colin jalonne son récit de références au réel (citons par exemple un étrange avatar d’Honoré de Balzac), ou, à la manière de son complice ès littérature Mathieu Gaborit, à des ouvrages apocryphes comme les « Idylliques » de Decimus Epiphane, ou même à des conjectures mathématiques imaginaires. On trouvera à travers ce « Golden age » bien des passages poétiques, et de belles inventions – ainsi la définition d’une fée à travers le paradoxe de Zénon, ou un détecteur de fées conçu sur le principe de l’apparition dans des suites mathématiques d’irrégularités qui seraient l’ombre d’un monde merveilleux –, des trouvailles qui font honneur au genre. Mais à Dandelion Manor, en ces temps troublés, la vie n’est pas seulement un long fleuve tranquille. En marge du mystère qui pointe derrière chaque fleur, derrière chaque bosquet, le monde réel révèle lentement les fissures qui sont celles des personnages avec leurs failles, leurs faiblesses, leur douceur apparente, leur rugosité, leurs inévitables vilenies. Le monde réel est à l’image peut-être de l’effacement progressif de l’enfance, de ce train électrique renversé, de ces rails tordus, de ces personnages allongés au sol, image à venir de campagnes bombardées. À l’image d’une lente désagrégation qui est aussi une désagrégation esthétique : “Que peignent les jeunes artistes ?”, demande un des personnages. “Des formes géométriques, des taches abstraites. Quelles symphonies composent nos musiciens ? Des morceaux sans mélodie et sans allant, dont ils revendiquent eux-mêmes le caractère évanescent. Un jour, nos sculpteurs nous présenteront un fil de fer ou une pierre, et décréteront qu’ils ont servi les dieux nouveaux de l’art, avec un « a » minuscule.” À l’image de ce à quoi est en train d’aboutir la révolution industrielle : l’âge d’or quel qu’il puisse être, bientôt effacé par des armées mécanisées, des légions de bombardiers et de dirigeables prêts à déferler sur l’Angleterre. Et l’inspiration et les muses ne sont-elles pas, tout simplement, les enfantillages des adultes prêts à disparaître dans le bruit des canons ?

Hélas, ce « Golden age » ne parvient pas à maintenir son cap. Était-il vraiment nécessaire, pour un récit traitant de la thématique éternelle de l’inspiration et des muses, d’insérer sans finesse ici un homosexuel masculin, là une jeune femme en train de découvrir sa propre homosexualité, figures imposées et lieux communs, contractuels pourrait-on penser, des romans de la décennie en cours ? Au moins Fabrice Colin, dans ses anciens romans, nous épargnait-il, tout comme le faisaient les contes classiques, ce qui apparait à présent comme une compromission pure à l’air du temps, une série de clichés ostentatoires, pesants, fastidieux. Certains lecteurs pourront également trouver répétitif l’aspect comédie de mœurs, hommage peut-être aux romans anglo-saxons de l’époque, mais qui finit par être trop appuyé : les intrigues amoureuses entre un nombre si réduit de personnages apparaissent par trop systématiques, frôlent parfois le simple vaudeville, et ne suffisent pas à donner un véritable squelette à une intrigue lente qui pouvait, par la seule force de la poésie, se dérouler sans de tels artifices. La thématique initiale passe au second plan, s’estompe, le récit prend une allure hybride, s’égare et perd à la longue son unité, son équilibre. Plus on avance à travers « Golden age », et plus on a l’impression que l’auteur, effrayé par l’envergure de son idée initiale, a hésité, reculé, qu’il n’a pas osé pousser son projet à son plein aboutissement. Et l’on ne saura pas grand-chose, au final, des exploits littéraires de nos personnages, presque rien de la manière dont les muses les ont abandonnés, et bien peu de leurs affres et de leurs tentatives pour retrouver leur source d’inspiration.

« Le peuple n’a pas besoin qu’on le prenne par la main. Le temps des contrées factices est révolu. »

Si « Golden age » n’est pas le grand livre de Fabrice Colin que l’on attendait, si, à peine le volume refermé, on songe déjà plus au roman qui aurait pu être qu’à celui qui est, on pourra lui reconnaître des qualités, par exemple cette « Colin touch » de magie qui apparaît au gré de chapitres enchanteurs, ou cette ambiance lumineuse des contes qui, ici et là, est parfaitement rendue. Il y a dans « Golden age » l’âpreté et la douceur d’une époque qui s’efface et sous les yeux des personnages sombre dans un passé révolu, le caractère poignant de ces univers qui comme les individus se frôlent, s’enchantent, se disjoignent, se délitent, la nostalgie d’un rêve très doux qui, déjà, se défait, s’évapore, se dissout dans le néant.


Titre : Golden age
Auteur : Fabrice Colin
Couverture : Pauline Ortlieb
Dessins et décorations intérieures : Pascal Salaün
Éditeur : Hachette
Collection : Le Rayon Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 381
Format (en cm) : 15 x 23
Dépôt légal : octobre 2022
ISBN : 9782017178659
Prix : 23 €



Le Rayon imaginaire sur la Yozone :

- « Les Dix mille portes de January », par Alix E. Harrow
- « Destination Outreterres », par Robert Heinlein

Fabrice Colin sur la Yozone :

- « Arcadia
- « Dreamericana »



Hilaire Alrune
29 octobre 2022


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