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Apocalypse des insectes (L’)
Oliver Milman
Dunod, traduit de l’anglais (États-Unis), essai, 314 pages, mars 2022, 19,90 €

Dans les récits et films de genre, les insectes ont souvent le mauvais rôle. Les fourmis, depuis « Them ! » de Gordon Douglas (1954), mais aussi les abeilles, les mantes, et même les moustiques avec le parodique « Mosquito » de Gary Jones (1995) jouent, parfois avec facilité, sur l’effroi que peuvent susciter le nombre et l’aspect de ces représentants du vivant dont l’altérité fondamentale fait des « aliens » par excellence. Mais ceux qui s’intéressent aux sciences naturelles éprouvent une toute autre sorte de fascination devant la splendeur de ces créatures et les incroyables prouesses dont elles sont capables. Et ceux qui rôdent à la frontière des genres, entre fiction et sciences, auront découvert, en lisant la saga des « Fourmis » de Bernard Werber, de véritables empires habituellement invisibles, des sociétés composées de milliards d’individus qui dans l’ombre croissent, se déplacent, s’étendent, se livrent à des guerres elles aussi invisibles, accumulent des exploits inattendus. Mais les hommes, avant même d’avoir recensé l’intégralité des insectes, avant même de les avoir étudiés, s’évertuent à les rayer de la surface de la planète. Une mauvaise, une très mauvaise idée.



À quel point la destruction des insectes, par action et par inaction, est une mauvaise idée et une mauvaise opération pour tous, Oliver Milman le fera comprendre sans peine, par petites touches, et toujours simplement (si cet essai contient quelques noms latins, selon la nomenclature linnéenne, sa lecture ne requiert aucun prérequis scientifique), après avoir démontré au lecteur l’envergure d’un désastre invisible, planétaire, ubiquitaire. Qu’il n’y ait plus ou presque d’insectes venant souiller les pare-brise, qu’il n’y ait plus guère de papillons (ni de fleurs) sur les bas-côtés des routes et des chemins, chacun aura pu en faire le constat. Que les populations d’insectes partout – y compris dans les jungles lointaines et dans les espaces protégés – s’effondrent à une vitesse vertigineuse, peut-être en sommes-nous moins conscients. Les études, les chiffres, les pourcentages de décroissance présentés par Oliver Milman feront comprendre au lecteur l’ampleur de la catastrophe en cours. Une ampleur qui n’a réellement été comprise qu’en 2017, après la multiplication des travaux de scientifiques de nombreux pays. Et que l’on a commencé à parler d’un véritable « insectageddon ».

« Pas de mouches, pas de chocolat. »

Mauvaise idée, donc. Si chacun connaît en effet le rôle indispensable des abeilles dans la pollinisation des plantes, beaucoup ignorent le rôle unique des mouches dans la reproduction d’un spectre immense de végétaux. Sans mouches, les plants de cacao seraient ainsi condamnés à disparaître – c’en serait alors fini du chocolat. Fini pour toujours. Mais pas seulement. Nous laisserons au lecteur le soin de découvrir, dans l’essai de Milman, ce qui resterait dans son assiette si la population d’insectes continuait à décroître à ce rythme. La faim dans le monde ? Oui, mais dans le monde entier.

« Le changement climatique bouleverse l’ordre établi à une vitesse telle qu’il rend notre nomenclature du vivant obsolète, voire absurde.  »

Un désastre planétaire multifactoriel dont certains déterminants sont connus, d’autres non. Le changement climatique, au sujet duquel l’auteur rappelle que, malgré les dénis partout entendus, nos croyances individuelles ne modifient en rien la réalité scientifique : “un thermomètre est dépourvu d’étiquette, il n’est ni conservateur, ni libéral, ni socialiste.” Les quantités difficilement croyables de pesticides – néonicotinoïdes ou autres –partout déversés, et même placés dès l’enrobage des graines, dont on prouve la toxicité, que l’on interdit, et qui sont aussitôt remplacés par d’autres. La réduction drastique des environnements naturels. Des facteurs connus, donc, mais d’autres qui ne le sont pas. On en trouve un bon exemple au sujet des abeilles. Qu’elles meurent en masse, on le sait, et on connaît les produits responsables. Mais surviennent aussi d’autres évènements que l’on peine à comprendre, comme celui des ruches désertées, abandonnées, des abeilles qui ont tout simplement disparu, un phénomène joliment nommé par l’apiculteur britannique John Chapple le « Syndrome de la Mary Céleste  ».

Des disparitions en masse et en constante accélération dans tous les environnements et dans toutes les catégories d’insectes, un phénomène généralisé qui en entraîne bien d’autres. Plus d’insectes, plus de fleurs, mais aussi plus d’oiseaux. Ainsi c’est un tiers de la population des oiseaux des campagnes françaises qui a disparu entre 2000 et 2018. Et le rythme des disparitions est tel, dans un domaine où des milliers et des milliers d’espèces restent encore à décrire, que les scientifiques sont bien conscients de la disparition d’insectes que nous n’aurons jamais eu le temps d’étudier, ni même de simplement nommer. Faire l’inventaire du vivant, pour reprendre la formule du scientifique David Lindemnayer, ce n’est rien d’autre que “compter les livres pendant que la bibliothèque brûle.”

« Le papillon monarque semble perché sur une échelle dont les barreaux sont systématiquement brûlés. »

Une bibliothèque qui brûle, et un incendie qu’il semble déjà trop tard pour éteindre. Dans un très beau chapitre consacré aux magnifiques Monarques, Oliver Milman montre un des mécanismes de l’apocalypse en cours. Ce papillon orangé, petite créature fragile, “à peine plus lourde qu’un raisin sec”, est capable de parcourir 4800 kilomètres chaque hiver depuis la Californie jusqu’au Mexique. Les monarques remonteront ensuite vers le nord par générations successives en se nourrissant d’asclépiades, et, à l’approche de l’hiver californien, les descendants qui migreront à nouveau vers le sud seront donc guidés par le « souvenir » d’endroits que seuls leurs ancêtres auront connus. Ils étaient des milliards, on n’en voit presque plus. Car au Mexique le réchauffement climatique tue les pins oyamel qui leur sont nécessaires, et l’idée de planter ces pins à des altitudes supérieures ne changera pas longtemps la donne, car les températures elles aussi continueront à monter, et ces arbres disparaîtront inexorablement.

« Notre interférence avec l’environnement est telle que, de façon paradoxale, un insecte en voie de disparition ne peut trouver asile que dans un champ de tir.  »

Le transfert organisé chaque année vers la Californie de trente milliards d’abeilles mellifères depuis des colonies partout élevées aux États-Unis, ceci pour polliniser cinq cent mille hectares de plantations qui représentent actuellement la seule source d’amandes du monde, et des ruches qui atteignent des valeurs telles que des gangs se spécialisent dans le vol d’abeille à large échelle : s’agit-il d’une anticipation écologique façon « New York 2140 » de Kim Stanley Robinson ? Pas du tout, c’est hélas ce qu’est déjà devenu le monde, explique Oliver Milman, un constat qui pose à l’évidence le problème de plus en plus fréquent de l’industrialisation du vivant : si une maladie encore inconnue touche les abeilles à l’occasion de ces pollinisations, ce sera l’intégralité des ruches du pays qui sera aussitôt concernée.

« Le monde des insecticides systémiques est un monde étrange, qui surpasse l’imagination des frères Grimm. C’est un monde où la forêt enchantée des contes de fées est devenue une forêt empoisonnée.  » (Rachel Carson, Printemps silencieux)

Pesticides, réchauffement climatique favorisant les coléoptères phytophages et la destruction irréversible des forêts, raréfaction des habitats, extinction en cascade d’une large part du vivant : l’essai d’Oliver Milman mérite bel et bien son titre. Mais il persiste ici et là quelques lueurs d’espoir. Ainsi, la remontée des insectes aquatiques là où l’on fait des efforts pour limiter la pollution des rivières a pu être solidement documentée. Ainsi, l’arrêt d’entretien des talus par les collectivités durant les périodes de confinement a favorisé des floraisons et l’apparition de multitudes d’insectes. Reste que la création de zones facilitatrices et de sanctuaires n’est pas seulement l’affaire des états et des gouvernements mais bel et bien celle de tous. Avec justesse, Milman souligne l’écueil et le danger de la « référence glissante », la vision à l’échelle d’une vie trop courte par rapport à l’évolution récente des écosystèmes, et à présent une vitesse de changement telle qu’elle devient responsable des limites conceptuelles des générations les plus jeunes, lesquelles, n’ayant jamais vu de papillons dans un jardin et ne pouvant avoir aucune idée de la catastrophe en cours, ne seront guère motivées pour y apporter remède. On pourrait, avec un brin de pessimisme, y ajouter le risque que ces histoires de légions d’insectes embellissant bois, champs, parcs et prairies ne leur apparaissent déjà que comme de simples radotages de vieillards. Pire encore, laisse à mi-mot entendre l’auteur, nous sommes pour la plupart les spectateurs passifs, voire les bras armés de l’apocalypse en cours. Oliver Milman rappelle ainsi que les appareils à souffler les feuilles mortes (paroxysmes de gaspillage énergétique et de nuisance sonore, et sans doute une des inventions les plus délirantes d’une époque pourtant prodigue en artefacts insensés) sont un désastre pour bien des espèces trouvant abri et nourriture justement grâce à la chute des feuilles. Et que ces pelouses si soigneusement entretenues dont les surfaces une fois sommées représentent la superficie de pays entiers sont des véritables catastrophes écologiques, blocs opératoires de chlorophylle stérile dont l’entretien monomaniaque reflète non pas l’amour de la nature mais sa méconnaissance totale, et sans doute une détestation inavouée de la diversité.

Une danse complexe”, “ Des gagnants et des perdants”, “Le Jour sans insectes”, “L’Apogée des pesticides”, “Dans les griffes de l’urgence climatique”, «  Le dur labeur des abeilles”, “ Le Voyage d’un Monarque”, “ Le plan d’inaction”, “Une urgence pour l’humanité” : en neuf chapitres démonstratifs et denses, agrémentés d’un index fourni et de nombreuses références bibliographiques, et en multipliant les exemples frappants, Oliver Milman dresse un état des lieux démonstratif des outrages et des destructions que nous infligeons à notre monde. Plus rationnel que véhément, plus scientifique que militant, l’auteur aborde le phénomène à travers mille facettes (par exemple les discussions que peuvent avoir els scientifiques entre eux sur la manière de communiquer les résultats de leurs études) et, entre effroi et espoir, dresse le tableau fascinant d’un monde qu’il ne tient qu’à nous de sauver.


Titre :Apocalypse des insectes (L’) (The Insect Crisis : The Fall of The Tiny Empires that Run the Wordl, 2022)
Auteur : Oliver Milman
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Caroline Abolivier
Couverture : Julie Coinus
Éditeur : Dunod
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 314
Format (en cm) : 14 x 21,5
Dépôt légal : avril 2022
ISBN : 9782100817580
Prix : 19,90 €



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Hilaire Alrune
3 mai 2022


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