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Le cyberespace de l'imaginaire




Destination Outreterres
Robert Heinlein
Hachette, le Rayon Imaginaire, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 350 pages, avril 2022, 22 €


Dans le monde surpeuplé du futur, l’humanité, grâce à des portails permettant de passer d’une planète à une autre, a commencé à conquérir des espaces lointains. L’installation sur des planètes étrangères requiert des compétences, de la volonté, de l’obstination, de la résistance – peu de confort, car on n’y exporte guère de technologie, peu durable et impossible à entretenir ou à fabriquer dans des environnements primitifs, au profit de bêtes de somme, plus utiles et surtout capables de se reproduire. Sur Terre, pour optimiser leur formation scolaire, des stages de survies sont proposés aux élèves et étudiants se destinant – ou non – à la conquête de nouveaux mondes. Le principe : les envoyer à travers un portail, avec quelques kilos de matériel de leur choix, sur un monde dangereux dont ils ignorent tout. Le portail ne sera rouvert que quelques jours plus tard, et seuls les survivants reviendront.

«  Les distorsions extradimensionnelles requises pour faire correspondre des lieux situés sur deux planètes distantes de plusieurs années-lumière n’étaient pas qu’une question d’énorme dépense énergétique ; la quantité de problèmes liés à la précision dépassaient l’entendement, impliquaient calculs complexes et technologie de pointe – la machine gérait les calculs, mais l’opérateur du portail ajustait toujours les deux ultimes décimales par la prière et l’intuition. »

Rod Walker, le protagoniste essentiel du roman, est donc projeté sur une autre planète dont il ignore tout. Les seules consignes qu’il a reçues sont les suivantes : se méfier des stobors (mais il ignore le sens de ce mot, et le lecteur attentif, qui y verra le mot « robots » en verlan, partira sur une fausse piste), et se diriger vers le couchant, où s’ouvrira le portail de récupération. Si d’autres étudiants sont envoyés pour la même épreuve, il s’y retrouve seul : à chaque envoi, le portail se décale subtilement pour les répartir à distance. Il trouve rapidement un de ses congénères – déjà mort. Il s’acharne à survivre dans une forêt infestée de créatures inquiétantes, parmi lesquelles d’indiscutables prédateurs. Mais quelque chose dérape. Les jours passent, puis les semaines. Pas de portail de sortie. Peu à peu, les étudiants survivants se croisent, se fuient, se retrouvent. Ils comprennent qu’on ne viendra pas à leur secours. Il leur faut, à présent, changer de paradigme, s’extraire du contexte d’un simple exercice de survie, et s’organiser sur le long terme, peut-être même pour toujours.

« L’homme n’est pas un animal rationnel, c’est un animal qui rationalise. »

Autant le premier volume de cette collection Le Rayon imaginaire, « Les Dix mille portes de January » d’Alix E. Harrow, était, par son envergure et sa densité, plus destiné aux adultes qu’aux enfants, autant le second, une nouvelle traduction du « Frankenstein  » de Shelley, ciblait essentiellement les adultes, autant ce « Destination Outreterres », avec ses trois cent cinquante pages en gros caractères, avec sa simplicité, avec la clarté de ses messages, apparaît destiné avant tout aux plus jeunes. Il y a au début, avec les déambulations du héros dans un monde froid, hostile, inquiétant, une pointe d’épouvante qui éveille de lointains échos des « Pays de la nuit  » de William Hope Hodgson, mais très vite le roman bascule vers sa thématique essentielle, celle de la difficile constitution d’une société par des adolescents.

Pour autant, tout comme « Sa Majesté des mouches » de William Golding (1954), dont il semble être une déclinaison quelque peu édulcorée dans un univers science-fictif (édulcorée parce que moins sinistre, moins confronté à la malveillance pure, intrinsèque que peuvent avoir certains enfants, telle qu’elle a pu également être décrite par Grégoire Courtois dans « Les Lois du ciel », dont le titre anglais, « The laws of the Skies », évoque assez ouvertement le titre anglais de « Sa Majesté des mouches », à savoir “Lord of the Flies”), ce « Destination Outreterres » pourra être lu par les uns comme par les autres, en tant que roman d’initiation, de passage non pas entre l’enfance et l’âge adulte, mais plutôt de l’adolescence ou de l’adulte jeune (les protagonistes ayant entre seize et vingt-et-un ans) à l’âge pleinement adulte.

Progressiste, ce “Destination Outreterres”, qui met en avant la juste place et la reconnaissance des femmes dans la société, trouvera un écho avec les préoccupations féministes du monde contemporain, une preuve, si besoin était, que sur ce point les sociétés occidentales n’ont peut-être pas autant avancé depuis près de soixante-dix ans (ce roman ayant été initialement publié en 1955) que l’on aurait pu s’y attendre. Mais il aborde également bien d’autres points. L’organisation sociale, la démocratie, la juste répartition des tâches, les choix collectifs, la prise en compte ou au contraire l’occultation volontaire des périls, la reconnaissance des différences et les capacités à avancer de front malgré des avis contraires et des personnalités éclectiques, les tentatives d’anticipation et de planification, les facteurs de cohésion ou au contraire de rupture, les lois, les règles, les codes, les constitutions, les gouvernements, les recherches de consensus, les tâtonnements dans la mise en place des organisations, les décisions de se tourner vers le monde extérieur ou au contraire de se replier vers le groupe : autant de thématiques abordées dans ce « Destination Outreterres  », qui, accessible à tous et facile à lire, ferait à n’en pas douter un bon choix dans le cadre des lectures scolaires et familiales, et un bon support à des dialogues intergénérationnels.

Reste que les enfants les plus perspicaces, ceux qui capables de prendre du recul par rapport au roman même, pourront se poser une question d’envergure. Car l’argument prétexte au récit, celui d’institutions qui, pour un bénéfice nul, n’hésitent pas à envoyer une partie de ses élèves à la mort dans des épreuves initiatiques peu utiles et particulièrement dangereuses, met en scène une civilisation bel et bien discutable. Que penser d’une société qui, sur le plan strictement déshumanisé de ce que l’on nomme à présent les « ressources humaines », se livre ainsi à un gaspillage insensé de compétences, que penser d’une société suffisamment inhumaine pour que ses écoles et universités exposent délibérément à un destin fatal une partie des élèves et étudiants qu’elles se sont acharnées à former ? Que penser d’une société où les parents semblent indifférents à l’envoi de leurs rejetons à ce sinistre jeu de roulette russe ? Une question que, fort curieusement, les chroniqueurs adultes de ce livre n’ont pas pensé à poser.
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Titre : Destination Outreterres (Tunnels in the Sky, 1955)
Auteur : Robert Heinlein
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Patrick Imbert
Couverture : Pauline Orlieb
Éditeur : Hachette
Collection : Le Rayon Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 350
Format (en cm) : 15 x 23
Dépôt légal : avril 2022
ISBN : 9782017163985
Prix : 22 €



La collection Le Rayon imaginaire sur la Yozone :

- « Les Dix mille portes de January », par Alix E. Harrow


Hilaire Alrune
5 mai 2022


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