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Pessoa
Créé par Orlando Sá, illustré par Marina Costa
Geek Attitude Games, 11 mars 2022

Quel plaisir de constater avec « Pessoa » à quel point les liens entre le jeu et la littérature sont de plus en plus ténus. C’est à travers ce type d’expérience ludique que le jeu pourra espérer obtenir une reconnaissance de produit culturel. Lorsque des auteurs, peintres ou personnalités sont mis à l’honneur dans un jeu c’est essentiellement dans des quizz, parfois des enquêtes, mais de mémoire (peut-être trompeuse) ils.elles ne sont pas si souvent traité.e.s en tant que tel.le pour se retrouver au cœur d’un jeu.



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Bien sûr viennent de sortir le merveilleux « Nouvelles Contrées » qui nous emmène à la rencontre des livres mais pas forcément d’un auteur, ou encore « Arcimboldo » pour les jeunes publics qui pourront jouer les peintres à la manière de, et on pourra trouver du Perec dans « Lipogram », mais peu d’auteurs sont aussi profondément imbriqués dans la mécanique d’un jeu que dans « Pessoa ».

C’est donc une première que de faire d’un auteur le héros et le noyau d’un jeu. D’autant que Fernando Pessoa est un poète souvent méconnu, peu étudié en dehors des frontières lusitaniennes, et réservé à un public lettré.
Fernando Pessoa avait la particularité de posséder des personnalités multiples, qu’il appelait ses hétéronymes. Chacun de ses personnages avait un goût et un talent particulier pour des influences littéraires ainsi qu’une vision du monde spécifique. C’est à partir de cet axiome que le jeu s’est créé.

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Tout d’abord, parlons de la boîte. Les influences qui donneront le mouvement cubiste sont identifiables à la lecture de l’illustration principale. Le travail graphique est remarquable, tout comme le matériel et la conception du thermoformage. C’est plus qu’un très beau jeu. La direction artistique a réalisé un travail magnifique. Cette direction sera d’une aide précieuse pour la compréhension des univers, du milieu artistique et du travail de l’écriture poétique déclinés sur le plateau central.

Mais qui était donc ce Fernando Pessoa pour susciter cette mise à l’honneur près d’un siècle après sa mort, connu en France seulement de l’élite du quartier latin ?
Comme dit précédemment, il était un auteur protéiforme, poète et écrivain aux hétéronymes si spécifiques et si aboutis dans leurs personnalités propres, que les différences allaient jusqu’à des graphies distinctes. Pessoa avait plus de 70 personnages qui l’habitaient, mais ce sont surtout 4 d’entre eux (Alvaro de Campos, Antonio Mora, Alberto Caeiro ou Ricardo Reis) qui étaient le plus souvent hébergés dans son esprit.
Cette hétéronymie assumée est encore plus intrigante que celle de Romain Gary/Emile Ajar lequel embrassait deux styles littéraires différents mais une seule et même calligraphie. Les tapuscrits envoyés aux éditeurs n’avaient d’ailleurs pas été sources de trahison pour le célèbre écrivain aux deux Goncourt et deux noms dans un seul et même corps, il s’agissait seulement d’un pied de nez aux sacro-saintes institutions littéraires françaises.
Pour un Pessoa, la vie intérieure était profonde, riche et dense, peuplée de fantômes dont il devait souffrir bien plus souvent qu’à son tour.

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Homme très cultivé, apprécié de ses pairs, il hantait principalement deux cafés, le Martinho Da Arcada et le A Brasileira, et flânait dans la librairie Bertrand. Ces trois lieux majeurs de sa vie sont prépondérants dans le jeu. L’on vient y chercher des sources d’inspiration sous forme de cartes à combiner pour composer les meilleurs poèmes possibles. Il faudra également se doter de tuiles de talents supplémentaires en influence de mouvements littéraires, comme le naturalisme, le classicisme et le futurisme, pour les ajouter à son plateau personnel.

« Pessoa » est un jeu de pose d’ouvrier avec un plateau principal et un plateau personnel évolutif. À son tour, le joueur actif peut déplacer son meeple et activer l’action du lieu où il arrive, ou bien se reposer pour se ressourcer en énergie créative. Le twist du jeu réside dans le fait que l’on peut être soit Pessoa en payant le prix en énergie créative et accéder ainsi à n’importe quelle action, soit son hétéronyme et s’installer sur une place disponible, voire se glisser dans la psyché du poète pour effectuer l’action du lieu où il se trouve. Des possibilités multiples et inhabituelles à prendre en compte pour combiner ses actions.

Vous êtes prévenus, il va falloir optimiser, car le jeu est très tendu. Les tours sont fluides et courts certes, mais en pression comme devait l’être le poète, souvent en proie à de profondes angoisses. Une tension liée aux 12 tours qui représentent 12 dates marquantes de la vie de Pessoa. Au total seulement 12 coups possibles pour upgrader son plateau, prendre les cartes utiles dont la présence dépend tout de même d’un facteur hasard, et composer des poèmes qu’on tentera d’aligner sous les astres cléments afin de gagner un maximum de points.

Il est singulier de constater que tout le gameplay est imbriqué aussi étroitement à la vie de l’auteur, apposant de la part d’Orlando Sá une forme d’hommage sincère qui suscite une immersion forte dans la vie extérieure autant qu’intérieure du poète tourmenté. C’était une gageure de travailler les mécaniques ludiques à partir des éléments clés de cette vie si insolite.
Pour celui qui veut aller plus loin et s’autoriser à feuilleter au moins « L’intranquillité » au détour d’une bibliothèque, ou d’une librairie, le curieux découvrira que Pessoa a été publié seulement en 1982 après la découverte fort tardive de manuscrits datés de 1913 à 1935 (les fameuses dates du plateau central).

Le poète faisait pourtant partie de la vie intellectuelle de son époque, mais les démons qui l’assaillaient avaient trop souvent la couleur de l’absinthe. Pour continuer de vivre, la béquille de l’alcool sera versée dans ses verres tout comme il sera versé (trop peut-être) dans l’ésotérisme et l’astrologie. Un amour des constellations qui se retrouve dans le nombre de tours ainsi que dans la prise de bonus possibles durant l’année en cours.

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Les autres influences aux confins du surréel se retrouvent dans les termes de Mensagem (titre de son troisième recueil) qui illustrent la boîte et qui composent le module 2 à ajouter au jeu de base, c’est-à-dire des objectifs de fin de partie que l’on va conserver pour soi, mais aussi devoir donner aux autres hétéronymes, créant ainsi une interaction subtile et une direction nouvelle dans la stratégie de jeu.

Orlando Sá, auteur lusitanien vivant en terres belges, maîtrise parfaitement le sujet Pessoa et a su en imprégner tous les contours du gameplay de son jeu.

En lisant ces quelques lignes, vous vous dites certainement que le public cible de ce jeu se limite à quelques sorbonnards boutonneux spécialistes en littérature comparée, qui se précipiteront sur l’un des maîtres du futurisme à la seule évocation de son nom sur une boîte. Et pourtant…
Pessoa, sans être un jeu tout à fait expert, se destine à un public d’initiés, tout en restant très accessible dans ses actions et mécaniques de base. C’est dans la programmation des tours que se trouveront les difficultés. Optimiser en seulement 12 actions n’est pas aisé. Il faut gérer le hasard des tirages de cartes, de tuiles, des déplacements et s’adapter en permanence sous hétéronyme ou sous Pessoa. Et cela est très énergivore, en points de plateau personnel et en réflexion. Vous devrez d’ailleurs succomber à quelques temps de repos, des tours où vous ne ferez aucune action, afin de récupérer ces énergies, mais votre esprit n’étant jamais éteint, vous en profiterez pour glaner et échanger des Mensagem.

Comment sera appréhendé ce jeu ?
C’est un pari risqué pour Geek Attitude Games dont la ligne éditoriale est plus axée sur des jeux plus grand public aux thèmes fédérateurs, citons les excellents « Kitchen Rush » et « Clinic Rush » qui laissent les joueurs exsangues après une immersion coup de feu de midi pour l’un et Urgences pour l’autre, ou encore « Magellan » un jeu de cartes d’enchères plus léger.

« Pessoa » saura-t-il dénicher le public d’amateurs éclairés qui risquent de se trouver un peu démunis par la difficulté de construire dans un temps si tendu ? Etait-ce une volonté du concepteur de lier un parallèle entre la courte vie de l’auteur et la densité de son œuvre ? De rendre une tension palpable dans le gameplay entre les objectifs chronophages et le temps de jeu limité ? Une telle précision ne peut être le fait du hasard.

« Pessoa » permet d’ouvrir une brèche et consolider des passerelles entre jeu et littérature. C’est un jeu singulier, au parti pris audacieux qui fait monter l’originalité et la créativité d’un cran avec une prise de risque osée sur une thématique pointue. C’est un jeu qui nécessite peut-être une médiation car il peut dérouter. Nous l’avons aimé et le recommandons pour un public qui saura apprécier sa profondeur, et saura aller au-delà des premières impressions déconcertantes.


Pessoa
Type : placement d’ouvrier, gestion de main, optimisation
Âge : 10 ans et +
Nombre de joueurs : 1 à 4
Durée d’une partie : 45 à 75 min
Auteur(s) : Orlando Sá
Illustrateur(s) : Marina Costa
Éditeur : Geek Attitude Games
Format de la boite (en cm)  :
Date de sortie : 11 mars 2022
Prix public conseillé : 50€

Contenu de la boite :
- 1 plateau principal de 7 pièces à assembler
- 4 plateaux Hétéronymes
- 1 plateau Psyché
- 60 cartes Inspiration
- 14 cartes Librairie
- 20 cartes Mensagem
- 4 cartes Aide de jeu
- 4 tuiles Hétéronymes (recto-verso)
- 24 tuiles Étagère (recto-verso)
- 30 tuiles Poèmes
- 1 jeton Premier joueur
- 4 pions hétéronymes
- 8 disques (2 par couleur)
- 1 pion Pessoa


À lire sur la Yozone :
- L’interview de l’auteur, Orlando Sá


Illustrations © Marina Costa & Geek attitude Games


Michael Espinosa
Christelle Espinosa
26 avril 2022



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