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Ru
Camille Leboulanger
L’Atalante, La Dentelle du Cygne, roman (France), science-fiction sociale, 307 pages, mars 2021, 19,90€

Ru était un monstre gigantesque, et les Hommes l’ont abattu. Après quelques siècles, une expédition décide d’explorer le gigantesque cadavre et y découvre des cavités, qu’on décide de coloniser, d’habiter les organes, pour compenser les dégâts du monstre.
Deux siècles plus tard, autour de trois destins, le monde de Ru va basculer.



Youssoupha est un migrant, fuyant son pays, la faim, la guerre sur une embarcation de fortune avec d’autres comme lui. Secouru, il sera assimilé, mais toujours considéré comme un sous-citoyen, un Extérieur. Pour le garçon devenu adulte, c’est toujours ça de mieux.
Agathe est une ado de CuMiGa, la Cuisse Milieu Gauche, zone pavillonnaire de la classe moyenne. Entrée à l’université du Rein Gauche, elle découvre la contestation de l’ordre établi... et la répression violente, qui lui prend un oeil, la plongeant dans un refus profond de la société.
Alvid est documentariste, invité à un festival pour un film naturaliste muet et contemplatif. Mais il vient surtout à Ru pour retrouver son mari, Sandro, quinqua star du rock, qui y a mystérieusement disparu. Il va écouter Ru et décider d’en faire son prochain sujet, devenant ainsi un témoin privilégié des événements à venir.

Car la contestation gronde dans Ru. On sous-emploie les plus pauvres pour terminer le chantier de l’autoroute à 4, non, 6 voies qui remonte jusqu’à la Tête, puis on y installe des péages d’entrée. Ainsi, ceux qui l’ont construite n’y ont pas accès. C’est l’étincelle qui enflamme tout. Aux usagers pauvres qui manifestent, la préfecture envoie les uniformes rouges de la milice. Mais les protestataires historiques du Regard Rouge, menés par une Agathe devenue Coré, prend la police à revers. Premiers affrontements, premières victoires, revers... et puis Ru se réveille.
Le monde bascule. Littéralement, puisque le monstre qu’on croyait mort se redresse, bouge. C’est le chaos, la fin des certitudes, de l’ordre établi.
Viendra la reconstruction, le nouveau départ possible, et ses dangers.

Camille Leboulanger sidère à chaque nouveau roman. Après avoir adoré « Malboire » et « Le Chien du Forgeron », je me suis immiscé avec délectation dans « Ru », happé par une couverture magnifiquement intrigante. Mais qu’est-ce que Ru ? Un monstre, gigantesque, abattu, colonisé. Sa forme ? Humanoïde, peut-être à six pattes. Immense, car les hommes y bâtissent un petit pays indépendant.
Et c’est leur plus grande erreur. Ainsi qu’on le voit avec Youssoupha et Agathe, Ru, le Ru des hommes, n’est que la copie des sociétés de l’extérieur, et non une utopie sociale. On a importé du béton, de l’acier, on a creusé, peint le plafond des cavités pour faire croire au ciel, et on a reproduit tout ce qui ne marchait pas dehors, les inégalités, la propriété. Ru est donc un microcosme qui éclate comme n’importe quelle société poussée à bout. Le réveil de la créature fait coïncider une catastrophe naturelle à ce bouleversement social, qui remet les choses à plat et force la population à repartir de zéro. Sur de meilleures bases ? pas forcément. Demeurent des envies de revanches sur les anciens puissants, une pulsion très humaine de chercher des bergers, des gardiens, des gens sur qui se décharger des décisions. Avec Alvid, on croise aussi des survivants bourrés d’humanité, prêts à tendre la main sans rien attendre en retour, encore moins dans un monde en pleine reconstruction où les vieilles règles n’ont plus cours.

Leboulanger n’y va pas avec le dos de la cuillère dans sa critique sociale. Si on peut s’être imaginé Ru être l’Angleterre (avec l’acronyme de Royaume-Uni), on réalise bien vite, dès la « prise en charge » déshumanisée de Y, rebaptisé Youssoupha, que Ru est n’importe quelle démocratie capitaliste et conservatrice, qui voit d’un mauvais œil migrants, faibles, ratés, cas sociaux... tous ceux ayant échoués à entrer dans la norme qu’elle impose, réussir ou se satisfaire de rentrer dans le rang.

Youssoupha est terriblement émouvant. Envoyé en foyer, « sauvé » par une institutrice encore pétrie d’idéaux, il a bon cœur et accepte sa nouvelle vie, car malgré le labeur, le manque de reconnaissance, le traitement en sous-citoyen, c’est déjà tellement mieux que ce qu’il a fui. Chacun de ses choix est profondément humain. Peut-être mieux que les autres, il accepte d’être un rouage, une paire de bras nécessaire ici pour goudronner une route, là pour aller planter des légumes. Il acceptera même son dernier rôle, celui de bouc émissaire, parce qu’il le comprend nécessaire à une bonne marche du système.

La naïve Angèle disparaît après la répression de son groupe étudiant. Elle devient Coré, s’autoproclame Reine de Ru, et va vivre cachée du système, avant de découvrir les replis de la bête et le sous-monde qui vit dans les interstices musculaires. Avec elle, on explore l’intime de la créature, on écoute son cœur, on réalise qu’elle n’est pas morte mais en sommeil, on anticipe son réveil.
Mais la jeune militante surprend également : trop longtemps solitaire, elle a perdu ses envies de leadership, elle ne ressent plus ce besoin de guider. Au contraire, elle voudrait se désolidariser du reste de l’Humanité et d’une société qui ne comprend pas qu’elle n’est qu’un parasite de Ru, et que la bête n’a que faire de ces microscopiques créatures. De quoi remettre notre espèce à sa place, nous qui nous croyons trop souvent les maîtres du monde : d’un simple geste, Ru nous rappelle notre condition de fourmis, comme la planète et les catastrophes climatiques nous prouvent régulièrement notre incapacité à les dompter.

On pourrait en écrire encore long sur « Ru », sur sa magnifique écriture, ses champs lexicaux, sa rythmique qui nous font voir, respirer, vivre Rouge Ru. Malgré trois personnages très différents, on se coule dans leurs pas avec facilité, on regarde ce monde par leur prisme, qui effritent chacun par un bout le tableau idyllique vanté par le pouvoir. On voit les occasions manquées, on espère ou non que la reconstruction y remédiera.
Cruellement réaliste, profondément lumineux, « Ru » confirme le très grand talent d’auteur de Camille Leboulanger.


Titre : Ru
Auteur : Camille Leboulanger
Couverture : Anna Bertreux
Éditeur : L’Atalante
Collection : La Dentelle du cygne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 307
Format (en cm) : 20 x 14,5 x 3
Dépôt légal : mars 2021
ISBN : 9791036000713
Prix : 19,90 €



Nicolas Soffray
17 avril 2022


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